" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 26 janvier 2013

La Domestication des Tribus arabes

Les arabes ont conquis de vastes terres en écrasant les deux grands empires moribonds de Byzance et de Perse. Mais, après les guerres et les massacres, les destructions et les pillages, un autre défi les attend. Ils doivent désormais gérer leurs conquêtes. Installés à Damas, au cœur des civilisations, les califes omeyyades veulent fonder un Empire. Or, les arabes sont en grande majorité des nomades plus habitués aux razzias qu'à l'administration, plus soucieux de richesses que d'humanité. Ils sont aussi au contact de peuples anciens, plus cultivés et laborieux, plus adroits dans la finance et la politique, plus enracinés dans l'histoire et la civilisation, tous adhérant à une religion. Les califes sont alors dans une situation paradoxale : ils dominent des peuples alors qu'ils en dépendent entièrement. S'ils persistent à suivre leurs traditions tribales, ils ne pourront guère durer dans un pays aussi hostile, mais si elles ne sont plus respectées, comment réagiront les tribus arabes ? Ce dilemme est probablement une des clés de compréhension de l'islam et du Coran... 

Aux lendemains de leurs victoires sur les Perses et les Byzantins, les arabes sont minoritaires parmi les masses chrétiennes (Égypte, Syrie, Mésopotamie, Irak), les zoroastriens (Iran) et parmi les fortes populations juives (Palestine, Syrie, Irak). Les peuples parlent encore leurs langues nationales : l'araméen, le pehlvi, le copte. Accaparés par les conquêtes, les califes laissent les indigènes administrer les pays conquis, sous l'autorité de gouverneurs militaires arabes. Mais la guerre de conquête se poursuit dans des régions de plus en plus éloignées, notamment en Espagne. Elle conduit à diminuer la présence militaire dans les pays occupés. Les premiers califes prennent rapidement conscience de leur domination précaire. Ils vont y remédier par une colonisation progressive et intensive des terres. Des tribus entières quittent la péninsule arabe avec leurs troupeaux pour s'y installer. Les califes les envoient vers des zones déterminées selon leurs besoins. Elles s'installent dans les villes et les campagnes. On leur attribue des maisons et des terres, prises aux indigènes. Certaines tribus reçoivent de vastes domaines, cultivés par des indigènes réduits à l'esclavage ou au servage. Elles finissent par disposer d'une certaine autonomie par rapport au pouvoir central. 

Or, les tribus arabes ignorent la vie sédentaire. Ils vivent en groupes selon le mode tribal, dans un milieu hostile, sous les tentes ou dans les rares cités caravanières, à l'ombre d'oasis. Habitués à la vie dure, les Arabes sont caractérisés par leur sauvagerie, leur fierté et leur esprit d'indépendance. Chaque individu est néanmoins rattaché à un des clans qui composent la tribu. Les liens du sang sont primordiaux. 


Ce sont des nomades qui vivent de chasse et d'élevage, mais aussi de razzias. Ils se jettent sur une tribu voisine et lui enlève son bétail. Toute effusion de sang est néanmoins interdite, car cela provoquerait aussitôt de graves représailles. Les conquêtes arabes ressemblent parfois à des expéditions de guerre, néanmoins « impulsées par les califes, [elles] se présentent d'abord comme des expéditions isolées, éclatées, qui ont lieu dans des régions diverses et ont pour finalité première la collecte du butin ; il n'y a pas de véritable occupation de l'espace, mais plutôt des razzias et des pillages » (1). Le but de la conquête est d'abord économique. L'enrichissement calme les ardeurs des tribus arabes que le premier calife, Abû Bakr, vient de soumettre par la guerre. Précisons que les révoltes tribales se sont traduites par le refus de payer l'impôt.

Les razzias, appelés « ghawza », sont donc une véritable institution consistant en de courtes incursions de pillages sur les villages pour amasser du butin, voler le bétail et rabattre les populations pour l'esclavage. Les califes les dirigent personnellement en Anatolie et en Arménie.

L'autre moyen traditionnel de s’enrichir est d'assurer la protection des « faibles » moyennant tribut. Les tribus vivent des droits de protection qu'elles accordent aux caravanes auxquelles elles vendent des chameaux. Au temps de la conquête, les villes se rendent, puis moyennant tribut, elles obtiennent la protection du calife. Seul un pacte permet en effet aux populations d'échapper au massacre, au pillage et à l'esclavage. C'est pourquoi les représentants des populations des villes ou des provinces, gouverneurs civils ou chefs religieux, comme les patriarches et les évêques, tentent de négocier avec les chefs arabes dans l'espoir de les réduire. Les traités varient selon les situations locales. Dans ces contrats sont intégrées les pratiques fiscales et administratives antérieures, assurant ainsi une certaine continuité des administrations byzantine ou perse. En échange, au lieu de verser des impôts à Byzance ou à l'empire perse, ils sont désormais envoyés à Médine. Le clergé est responsable de la perception des impôts et contrôle les finances de la communauté. 

Les tribus arabes s'emparent ainsi de vastes richesses qu'elles se partagent selon des modalités définies dans la tradition musulmane, par Mahomet lui-même. Le butin est constitué des terres, des esclaves et de leurs biens. Sa répartition représente un enjeu colossal. Il est source d'enrichissement des tribus et leur garantit une certaine autonomie. Il finance aussi les guerres et donne un pouvoir aux califes dont l'autorité est fragile. La richesse cimente la solidarité arabe, aussi précaire que le pouvoir...



« O mon peuple, entrez dans la terre sainte qu'Allah vous a prescrite. Et ne revenez point sur vos pas [en refusant de combattre] car vous retourneriez perdants » (Coran, sourate 5, verset 21). 





Depuis la conquête de Médine, le butin amassé est en effet divisé en deux parts : le cinquième est réservé au prophète et à ses successeurs, chargés de le gérer au profit de toute la communauté, et le reste est partagé entre les combattants musulmans. Néanmoins, dans le cas d'un prise sans combat, la totalité du butin revient au chef, intégralement. De là vient le « fay » : les biens enlevés aux non-musulmans constituent le bien collectif de l’Oumma. Nous avons donc une distinction entre les biens individuels et le bien collectif

« Alors l'apôtre a divisé la propriété, des épouses, et des enfants du Banu Quraiza entre les musulmans, il a fait connaître à ce jour les parts concernant les chevaux et les hommes, et en a pris le cinquième […] Puis l'apôtre a envoyé Sa'd. [...] avec certaines des femmes captives de Banu Quraiza à Najd pour qu'il les vende contre des chevaux et des armes » (2). 

Pour renforcer leur présence dans les régions conquises, les califes installent des tribus arabes. L'arrivée de cette population nomade, plus habituée aux rapines qu'aux travaux de la terre, crée une situation de plus en plus tendue pour le pouvoir. Elle engendre notamment des conflits pour les modalités de partage du butin. 

En effet, elles ignorent la vie citadine ou agraire et sont hostiles aux travaux de la terre et aux métiers de la ville. Comment alors mettre en œuvre des techniques complexes des civilisations de haute culture, perse et byzantine ? Les populations sont alors réduites en esclavage pour subvenir à leurs besoins. Elles cultivent les terres conquises au profit des nouveaux arrivants. Les envahisseurs ont besoin d'indigènes pour vivre et exploiter leurs terres. Mais l'esclavage entraîne la baisse de la population imposable. Les recettes de l’État finissent donc par s’amenuiser. 

L'arrivée massive de tribus nomades dans des pays où auparavant les arabes étaient minoritaires génère également de l'anarchie. Les mœurs pillardes et belliqueuses de ces émigrés provoquent insécurité, rapine et désertification des zones cultivées. Les gouverneurs provinciaux doivent donc protéger la population indigène, combattre certaines tribus, traiter les querelles entre tribus. 


La tribu des califes, qui détient le pouvoir, modifie les règles de répartition des richesses. Au lieu d'un partage immédiat des vaincus et de leurs biens, comme à l'époque de Mahomet, le pouvoir redistribue aux tribus arabe le butin sous forme de domaines ou de pensions, variables selon les services rendus. Mais cette aide ne contente pas les tribus, qui poursuivent leurs incursions. Les califes sont alors face à une profonde contradiction entre les intérêts d'un État en construction, toujours en expansion, et l'intérêt des tribus arabes. Comment s'opposer à leurs convoitises qui sont à l'origine de la conquête et qui la menacent désormais ? Comment finalement les « domestiquer » ? 

Pour imposer leur politique fiscale et administrative, les califes ont recours au Coran et aux hadiths. N'oublions pas qu'au moment où s'édifie l'Empire arabe, ils se constituent progressivement, sous la direction des califes. Ce seront les textes de référence pour le droit musulman et pour la gestion de l'Empire. Ils deviendront notamment la base de la fiscalité et des relations entre l'islam et les non-musulmans. 

A partir de ces textes, les juristes établiront progressivement les modes d'attribution et de partage des biens, des prescriptions religieuses concernant les droits et devoirs des musulmans et des indigènes. Nous comprenons alors pourquoi le Coran est un ensemble confus de prescriptions religieuses, pratiques, juridiques, fiscales. Il s'impose comme seule légitimation du pouvoir à des tribus peu habituées à la vie sédentaire et policée des vieilles civilisations. L'autorité religieuse des « livres saints » couvre ainsi l'autorité politique. Certes, l'impôt existait aussi dans l'empire perse et byzantin, mais les califes lui attribuent désormais un caractère nouveau, religieux et sacré (3). C'est pratique pour un pouvoir qui n'a pour seule légitimité, que la force... une force fragile... Est-ce pour cette raison qu'en lisant le Coran, nous sentons plus de préoccupations humaines que de présence divine ? 


Références

1. Tatiana Pignon, L'Islam en formation : le califat d'Abû Bakr, 17 décembre 2012, www.lesclesdumoyenorient.com. 
2.  Sirat Rasulallah, première biographie officielle de Mahomet. 
3. Bat Ye'or, Les Chrétiens d'Orient entre jihad et dhimmitude, VII-XXème siècle, 2007, édition J.-C. Godefroy.

lundi 21 janvier 2013

L'eugénisme moderne

Léonard Darwin



« La lutte sera probablement longue, et les déceptions nombreuses. Mais nous avons vu que la longue lutte contre l’ignorance s’est conclue par l’acceptation triomphante du principe d’évolution au XIXème siècle. L’eugénisme étant l’application pratique de ce principe, ne pourrions-nous espérer que l’on retiendra de façon similaire du vingtième siècle qu’il fut le siècle où l’idéal eugénique a été accepté comme un des principes de la civilisation ? » (1)





A la fin du XIXème siècle, certains scientifiques sont inquiets. Persuadés que la vie évolue selon la sélection naturelle, ils constatent que ce moteur de l'évolution n'est plus efficace dans les sociétés modernes. Et si le processus ne fonctionne plus, que deviendra l'homme ? Ne risque-t-il pas de dégénérer ? Au contraire, peut-il agir lui-même pour progresser encore dans la voie de l'évolution ? De cette réflexion naît l'eugénisme moderne, souvent défini comme "la science des bonnes naissances". Nous vous proposons de décrire une histoire souvent méconnue et pourtant bien réelle, et surtout tragique. Elle est l'un des fruits amers de l'évolutionnisme. Notre étude s'appuie sur un documentaire, que nous avons complété par d'autres sources. 

Charles Darwin


« Chez les sauvages, les individus faibles de corps ou d’esprit sont promptement éliminés, et les survivants se font ordinairement remarquer par leur vigoureux état de santé. Quant à nous, hommes civilisés, nous faisons, au contraire, tous nos efforts pour arrêter la marche de l’élimination ; nous construisons des hôpitaux pour les idiots, les infirmes et les malades ; nous faisons des lois pour venir en aide aux indigents ; nos médecins déploient toute leur science pour prolonger autant que possible la vie de chacun. On a raison de croire que la vaccine a préservé des milliers d’individus qui, faibles de constitution, auraient succombé à la variole. Les membres débiles des sociétés civilisées peuvent donc se reproduire indéfiniment. Or, quiconque s’est occupé de la reproduction des animaux domestiques sait, à n’en pas douter, combien cette perpétuation des êtres débiles doit être nuisible à la race humaine. On est tout surpris de voir combien le manque de soins, ou même des soins mal dirigés, amènent rapidement la dégénérescence d’une race domestique ; en conséquence, à l’exception de l’homme lui-même, personne n’est assez ignorant ni assez maladroit pour permettre aux animaux débiles de reproduire » (2).

Au lendemain de sa découverte, Darwin est préoccupé. Il constate bien que dans notre civilisation actuelle, la sélection naturelle ne joue plus de rôle pour les hommes. La protection sociale qui s'étend sur toute la société contrarie le processus de sélection naturelle. Les progrès de la médecine et de l'hygiène favorisent toutes les couches de la population. Or, selon sa théorie, seuls les meilleurs éléments d'une espèce doivent perdurer dans le temps par leur adaptation progressive aux nouvelles conditions de leur environnement. Or, contrairement au principe de la théorie de l'évolution, le renouvellement de la population humaine est du exclusivement aux classes inférieures de la société, c'est-à-dire aux plus faibles. L'espèce humaine risque donc de dégénérer... 

Le cousin de Darwin, Sir Francis Galton, propose une solution : l'eugénisme. Il le définit ainsi : « science de l'amélioration de la race, qui ne se borne nullement aux questions d'unions judicieuses, mais, qui, particulièrement dans le cas de l'homme, s'occupe de toutes les influences susceptibles de donner aux races les mieux douées un plus grand nombre de chances de prévaloir sur les races les moins bonnes » (3). Cette science étudie « les facteurs soumis au contrôle de la Société, et susceptibles de modifier, en bien et en mal, les qualités de la race – physiques ou mentales – des générations futures » (4). 

L'eugénisme moderne consiste à entraver la multiplication des plus faibles tout en favorisant la reproduction des plus forts, donc à mettre en œuvre une sélection consciente. L'eugénisme présente un double aspect : l'eugénisme négatif qui tente d'empêcher la survie ou la naissance des individus jugés les moins aptes, et l'eugénisme positif, qui vise à promouvoir la reproduction des individus les plus aptes. Finalement, il s'agit de modifier « la fertilité relative des bonnes et des mauvaises sources », comme le demande Kearl Pearson, disciple de Galton. 

A la fin du XIXème siècle, l'eugénisme se développe rapidement dans la communauté scientifique. Il attire beaucoup de chercheurs, de médecins, de psychiatres. A partir de 1900, des fondations d'eugénisme se multiplient aux États-Unis et en Europe : en 1905, en Allemagne, la société pour l'hygiène raciale, en 1907, Eugenics Society par le fils de Darwin. De nombreuses conférences scientifiques sont organisées autour du thème de l'eugénisme. En 1912, est réunie la première conférence internationale d'eugénisme à Londres, réunissant 700 personnes. Un premier comité permanent est créé l'année suivante à Paris. D'autres conférences suivront. En 1915, à l'exposition universelle de San Francisco, une classe est réservée à l'eugénisme. « Pour la seule année 1924, 7 550 publications sur le sujet sont répertoriées » (5). Aux États-Unis, en 1926, est publié le catéchisme eugénique. Des cours et des chaires d'eugénisme sont créés dans la majorité des universités. Des mécènes célèbres comme Rockfeller soutiennent les études scientifiques dans le domaine eugénique. L'institut de Munich de psychiatrie est fondé en 1925 en Allemagne grâce à l'aide de ce puissant financier. Il arrêtera son soutien en 1936 pour éviter de porter caution au régime nazi. Il jugera notamment que l'eugénisme allemand n'est plus une science indépendante... 

"L'eugénisme est la direction par les humains de leur évolution"
(logo du second congrès international d'eugénisme en 1921)
Finalement, l'eugénisme est devenu une "science" à part entière et devient dominant dans les années 20, sans rester cloisonnée dans une communauté scientifique. Ce n'est pas qu'un sujet de discussion entre des experts. Elle débouche sur une réalité, sur des mesures pratiques. Car l'eugénisme va influencer tous ceux qui peuvent agir sur la société : politiques, économistes, financiers, etc. Les évolutionnistes ne sont pas seulement des penseurs mais également des hommes d'action... 

« De plus en plus, les préoccupations d’hygiène raciale sont à l’ordre du jour. L'accroissement progressif du nombre des tarés de toute espèce, les ravages considérables causés par la guerre parmi les meilleurs éléments ; la diminution de la natalité dans les classes supérieures ; l'augmentation continue des couches inférieures de la population, susceptible d'engendrer un renouvellement de la société par le bas ; pour certains pays, les déchets apportés par l'immigration enfin, la surpopulation et toutes ses conséquences sont autant de motifs qui ont amené les eugénistes, les économistes, les démographes, les sociologues, les politiciens à envisager une intervention » (6). 

Winstion Churchill, 1907

« La multiplication contre nature et de plus en plus rapide des faibles d'esprit et des malades psychiatriques, à laquelle s'ajoute une diminution constante des êtres supérieurs, économes et énergiques, constitue un danger pour la nation et pour la race qu'on ne saurait surestimer... Il me semble que la source qui alimente ce courant de folie devrait être coupée et condamnée avant que ne s'écoule une nouvelle année » (7). 


L'eugénisme ne reste donc pas simplement un objet d'étude. Elle a pour vocation d'intervenir dans les sociétés. Les idées de Galton sont très claires : « l’eugénisme se veut interventionniste. Il ne s’agit pas de laisser faire la nature et de justifier les inégalités sociales en affirmant que les riches sont supérieurs aux pauvres en raison d’un meilleur patrimoine génétique. Il faut modifier la composition de la société en favorisant la procréation des parents les plus doués tout en limitant celle des moins aptes, des pauvres et des handicapés » (8). 

Les eugénistes prévoient plusieurs pratiques eugéniques négatives permettant soit la ségrégation, soit la stérilisation, ou même la mort. La limitation des naissances est considérée « comme un moyen primordial d’amélioration de la race » (9). Certains eugénistes sont favorables à des mesures qui entraîneraient l’extermination d’individus indésirables. D'autres, comme Galton, privilégient l'éducation pour promouvoir les valeurs eugéniques. Dans ce cas, la femme a un rôle primordial. Sensibilisées et détournées du monde du travail, les femmes doivent chercher les partenaires les plus aptes à donner une progéniture de qualité. L'eugénisme doit être alors une « religion laïque, substitut scientifique aux religions officielles » (10). D'autres eugénistes encore privilégient les pratiques anticonceptionnelles et s'appliquent à diffuser les méthodes... 

Les eugénistes sont conscients de leur domination. En 1911, Pearson prévoit que : « d'ici dix à quinze ans, l'eugénisme national sera partout un domaine de formation universitaire, et que dans moins de vingt ans les législateurs accepteront les résultats fondamentaux de la science eugénique comme des faits indiscutables » (11). 

L'eugénisme finit en effet par influencer les législations. En 1907, l'Indiana est le premier État des États-Unis à élaborer une loi de stérilisation. En 1920, ils sont 19, en 1944, 33. Les lois de stérilisation visent les fous, les faibles d'esprit, les épileptiques, le malades mentaux et, parfois, les criminels. Ces lois inspirent le Canada, la Suède, le Danemark à partir des années 20 et 30. Grâce à l'intervention du Pape, les pays de tradition catholique ne les suivent pas. On tentera de faire voter des lois eugéniques en Angleterre, mais, grâce notamment à Chesterton, elles ne dépasseront pas le stade de projets. 


En 1910, apparaît Eugenism record Office, le foyer théorique de l'eugénisme aux États-Unis. Le but de cette dernière fondation est de mener des études sur les familles, ou plutôt de rechercher des familles qualifiées de "dégénérées", en particulier celles qui sont touchées par l'alcoolisme, celles qui comportent des "faibles d'esprit", celles ayant des enfants illégitimes, ayant connu la prostitution, etc. Il s'agit en effet d'établir des critères de risques de dégénérescence. Harry Laughlin, adjoint du premier directeur de la fondation, préconise la stérilisation de 15 millions d'Américains, c'est-à-dire un dixième de la population américaine. Dans son projet de loi, Laughlin donne une liste des "personnes socialement inaptes", dont les sourds, les aveugles, les difformes, les individus à charge (orphelins, bons à rien, gens sans domicile,...). Il présente alors un nouvel argument pour justifier sa proposition de loi : empêcher la reproduction des personnes les plus inaptes entraînerait une diminution des coûts sociaux, comme le crime et la pauvreté. Les eugénistes commencent aussi à introduire un critère économique, critère qui ne cessera de se développer, surtout après la deuxième guerre mondiale... 

En 1924, l’État de Virginie vote à son tour une loi de stérilisation. Carie Buck est la première femme à être choisie pour être stérilisée. Elle a été en effet jugée comme « débauchée, mère inapte, dégénérée morale ». Sa mère est en asile psychiatrique et sa fille ne semble pas être normale selon une assistante sociale. Cette affaire prend rapidement une allure juridique. Après divers recours, les avocats de la plaignante font appel à la Cour suprême des États-Unis. En vain. Le juge Olivier Wendell James déclare :"trois générations d'imbéciles, cela suffit !" Consulté dans cette affaire, Laughlin affirme que Carrie et ses ascendants appartiennent à « cette classe particulière de blancs du Sud, antisociaux, apathiques, ignorants et sans valeur » (12). Ainsi, Carie Buck est stérilisée... En 1980, des experts la déclareront normale. Trop tard... Sa fille a suivi une scolarité normale avant de mourir à 8 ans d'une maladie infantile... Dans le cadre de cette loi, plus de 8 000 personnes seront stérilisées en Virginie. La Californie vote une même loi : plus de 20 000 "victimes". On comptera finalement jusqu'à plus de 60 000 américains stérilisés aux États-Unis. 

Le 14 juillet 1933, l'Allemagne vote aussi une loi de stérilisation, « la loi de prévention des maladies héréditaires », inspirée de la loi américaine. Des « tribunaux de santé héréditaire » sont mis en place pour juger des personnes qui devront faire l'objet de stérilisation. Elles seront 400 000 victimes dont des Juifs, des homosexuels, des témoins de Jéhovah, des prostitués, mais surtout et en grande majorité des "asociaux". Tous ceux qui sont jugés atteints de "faiblesse d'esprit inné" ou de "schizophrénie" doivent être stérilisés. Dans les années 80, on jugera que cette loi n'est pas une loi nazie puisqu'elle a aussi été pratiquée dans les pays démocratiques... 

Nous sommes bien dans la continuité de l'eugénisme pratiqué et développé dans toute l'Europe, sur le continent américain et dans certains pays européens. Mais il y a rupture car on considère que cette loi ne suffit pas. En octobre 1939, est mis en œuvre le programme secret Aktion T4 : toute personne atteinte d'une maladie pouvant nuire à l'hygiène raciale doit être conduite à la mort. Comme l'affirme un des témoins, « tout était fait par des médecins » ou encadré par du personnel de soin. Ces personnes « malades » sont envoyées dans des chambres à gaz, installées dans des asiles psychiatriques. Sélectionnées sur dossier médical, elles y sont envoyées par des hôpitaux ou des maisons de soin. De juin 1940 à juillet 1941, 75 000 personnes seront ainsi tuées. Le programme apparaît comme « une expérimentation d'une purification raciste du corps social allemand ». En août 1941, le programme est arrêté. Il se poursuivra sous d'autres formes... 

Un an après le célèbre tribunal de Nuremberg, vingt cinq médecins seulement sont jugés. Aucun psychiatre. Et que dire de tous les personnels qui ont participé à l'ouvrage ? Et de tout ceux qui l'ont inspiré ? Car rapidement, trop rapidement peut-être, il a été mis en place de manière efficace. Nous pouvons en être surpris par cette efficacité et ce zèle si nous ignorons l'état d'esprit qui régnait dans le corps scientifique et médical avant même la naissance du nazisme. 

La fin de la seconde guerre mondiale et les scandales des camps de la mort n'ont pas arrêté l'eugénisme. Le critère économique semble néanmoins être la principale raison de la politique de stérilisation. Il s'agit bien de faire des économies. L'eugénisme se poursuit aux États-Unis comme dans certains pays européens, notamment scandinaves. En 1947, est même créée la ligue de l'amélioration humaine, comprenant notamment des médecins renommés. Elle a pour objet de répandre la bonne parole eugénique. Elle diffuse la bonne parole eugénique : les « débiles » ne doivent pas se reproduire. L'eugénisme se développe aussi hors de l'Europe. En 1948, sous l'occupation américaine, le Japon adopte la loi de protection eugénique. L'eugénisme monte même en puissance dans les années 50 et 60. A partir de tests d'intelligence, il est possible de stériliser des enfants dès l'âge de 12 ans si les résultats étaient insuffisants. On essaye surtout de toucher ceux qui dépendent des aides sociales, notamment les mères célibataires en Suède ou les femmes afro-américaines aux États-Unis. En Caroline du Nord, des « travailleurs sociaux » ont alors pour tâche d'identifier les personnes qui pourraient faire l'objet d'une stérilisation. « Les faibles d'esprit ne devraient pas se reproduire. Leurs descendants représenteraient une charge pour l’État ». L'eugénisme fait-il partie de l'état de providence ?... 

Les lois eugéniques sont abrogées dans les années 70. Il faut en effet beaucoup de temps pour que cesse la pratique de l'eugénisme. Un historien nous suggère une réponse : « C'était une question de fierté pour les médecins qui pratiquaient la stérilisation d'empêcher les gens vivant des aides sociales d'avoir trop d'enfants ». En 1976, la Suède abroge les lois eugéniques, mises en place en 1935. Pour recevoir une indemnité, les victimes doivent néanmoins prouver qu'elles n'ont pas été volontaires. Or, peut-on exercer son libre arbitre quand les aides sociales dépendent d'une signature ? En 1980, le parlement allemand vote sa suppression. Certains parlementaires allemands s'abstiennent. Les victimes allemandes reçoivent d'abord une indemnités de 5 000 marks puis en 2007, elles finissent par être reconnues victimes du nazisme. En 2012, la Caroline du Nord s'oppose à toute indemnisation... 

www.temoignagechretien.fr
"Deux siècles d'eugénisme"
L'eugénisme moderne est une des conséquences de l'évolutionnisme. Elle a pu se répandre dans la communauté scientifique et influencer les politiques sociales. Le nazisme s'en est nourri. Il a pu faire tant de ravage dans notre société car d'une part, les esprits y étaient préparés et d'autre part, l’État disposait de tous les moyens pour l'appliquer sans aucun scrupule. Dans nos démocraties modernes comme dans le totalitarisme, il n'y a point de garde fou. 

L'homme est livré au bon vouloir de la pensée dominante. Loin de Dieu, l'homme est livré à lui-même... « Ils pouvaient agir comme Dieu avec la vie des gens. En fait, je pense qu'ils se prenaient pour Dieu »... A force de vouloir « tuer Dieu », l'homme se détruit... 



Notes
1. Major Léonard Darwin (1850-1943), « Presidential Address », problems in Eugenics Papers Communicated to the First International Eugenics Congress held at the University of London, 24 au 30 juillet 1912, volume I, The Eugneics Education Society, Londres, 1912. 
2. Charles Darwin, La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, 1871, éd. C.Reinwald et Cie, 1891, p. 144.
3. F. Galton, Inquiries int human faculty, 1883, cité dans Les politiques eugénistes aux Etats-Unis dans la première moitié du XXème siècle, D. Aubert-Marson, in Médecin Sciences, 2005, http://id.erudit.org/iderudit/010698ar
4. F. Galton, Hereditary Genius, cité dans M.-T. Nisot, docteur en droit, La question eugénique dans les divers pays, tome I, 1927, Bruxelles, éd. Van Campenhout. 
5. D. Aubert-Marson, Les politiques eugénistes aux Etats-Unis dans la première moitié du XXème siècle
6. M.-T. Nisot, La question eugénique dans les divers pays
7Winston Churchill, dans Propos de Churchill au premier ministre Herbert Henry Asquith, paru dans The Churchill you didn't know, Guardian, 28/11/2002.
8. F. Bernard, article "L’après guerre, retour à l’ordre sexuel et désillusion des Olds Féministes en Angleterre" de F. bernard, La Grande Guerre et le combat féministe, L’Harmattan, sous la direction de C. Delahaye et S. Ricard. 
9M.-T. Nisot, La question eugénique dans les divers pays
10. Kevies, Au nom de l'eugénisme, PUF, 1995, cité dans Les politiques eugénistes aux Etats-Unis dans la première moitié du XXème siècle, D. Aubert-Marson. 
11. K. Pearson, The Academic aspect of the science of national eugenics, 1911.
12. D. Aubert-Marson, Les politiques eugénistes aux États-Unis dans la première moitié du XXème siècle.

mercredi 16 janvier 2013

Les grands principes de Teilhard

Le Père Teilhard de Chardin élabore une nouvelle vision du monde et de la vie. Quel en sont les bases ? Essayons de dégager les principes à partir de ses ouvrages. Bon pédagogue, il définit presque de manière systématique les raisons de ses choix, même si parfois, certaines d'entre elles ne sont que simples affirmations, sans réelle justification. Nous parviendrons ainsi à saisir sa philosophie, de manière, certes rapide et simplifiée, voire simpliste, mais suffisamment éclairante pour la comprendre et la juger... 


Comme nous l'avons évoqué dans le précédent article, Teilhard est un évolutionniste convaincu. Il ne peut penser sans se référer à l'idée de l'évolution. Mais, ardent partisan, il ne cherche pas à comprendre les limites de l'évolutionnisme. Au contraire, il est en tellement convaincu que rien ne peut s'y opposer. Néanmoins, il n'est ni darwinien, ni lamarckiste, même s'il est proche du transformisme. Son idée d'évolution est en fait plus large, plus globale que celle des scientifiques. Elle commence dès l'apparition de l'univers pour finir par la fin du monde. Elle explique tout ce qui a existé, existe et existera. Mais, curieusement, il ne semble pas chercher la cause ou le moteur de cette évolution. Elle semble agir par elle-même comme une force vitale intrinsèque... 



Teilhard a une foi absolue en la science, surtout en la biologie. La science a autant de valeur que la Révélation. Sa vision prend donc en compte les interprétations scientifiques les plus unanimement reconnues. Il s'appuie sur les connaissances scientifiques pour justifier son explication du monde. Mais, dépassant les conditions et les hypothèses dans lesquelles elles ont été définies, il les étend à l'ensemble de la vie, sensible ou non. 

Teilhard reconnaît deux façons d'étudier le monde qui a donné lieu à deux visions opposées : la vision matérialiste, qui ne juge le monde et la vie que sous son aspect extérieur, et la vision spirituelle, qui ne les étudie que sous un aspect intérieur. Teilhard veut dépasser ses deux visions, qui, prises séparément, faussent la réalité des choses. « Ma conviction est que les deux points de vue demandent à se rejoindre, et qu’ils se rejoindront bientôt dans une sorte de Phénoménologie ou Physique généralisée, où la face interne des choses sera considérée aussi bien que la face externe du Monde » (1). L'ambition de Teilhard est donc clair : il veut concevoir une science capable d'expliquer toute la vie, selon le principe fondamental de l'évolutionnisme. 

Parmi les découvertes scientifiques et notamment en biologie, Teilhard insiste sur une loi prétendument reconnue par toute la communauté scientifique : la loi de complexification. Les choses apparaissent de plus en plus complexe au fur et à mesure qu'elles apparaissent : « l’Évolution de la Matière se ramène, dans les théories actuelles, à l’édification graduelle, par complication croissante, des divers éléments reconnus par la Physico-chimie ». Cette loi est le socle sur lequel il s'appuie fortement pour élaborer sa théorie. « Cette découverte fondamentale que tous les corps dérivent, par arrangement d’un seul type initial corpusculaire, est l’éclair qui illumine à nos yeux l’histoire de l’Univers. A sa façon la Matière obéit, dès l’origine, à la grande loi biologique (sur laquelle nous aurons sans cesse à revenir) de complexification » (2). 

Telle est la démarche caractéristique de Teilhard : l'application des lois biologiques à toute matière vivante ou non. Car dans sa représentation du monde, il y a continuité entre le monde inanimé et la vie. Certes, il ne les confond pas. Il y voit des ordres de grandeur différentes et hésite parfois à faire des analogies entre ces deux mondes, mais il y applique les mêmes lois. L'homme fait partie aussi de cette continuité. Ainsi, parle-t-il de phénomène humain. Comme les mondes inanimé et animé, « l’Homme, dans la Nature, est véritablement un fait, relevant (au moins partiellement) des exigences et des méthodes de la Science ». Cela signifie en particulier que le fait social est objet de science autant que la biologie. Il attribue même une valeur biologique au fait social. Il considère ainsi la sociologie comme une science de même valeur que la biologie ou la physique. Dans son raisonnement, il impliquera notamment la notion de socialisation. Ainsi, dans son explication du monde, il prendra en compte la naissance des nations, le développement des organismes internationaux, la guerre, etc. 

Autre principe : il n'y a pas d'exception dans la nature ou dans l'univers. Ce qui est vrai dans un être est valable pour tous les êtres. Un fait extraordinaire n'est finalement qu'une propriété universelle rendue visible par des conditions exceptionnelles : « une anomalie naturelle n’est jamais que l’exagération, jusqu’à devenir sensible, d’une propriété partout répandue à l’état insaisissable ». 

Or, l'homme est réfléchi. Il est en effet caractérisé par sa capacité de réflexion, par sa conscience. Mais, si cette capacité est reconnue de manière exceptionnelle à l'homme, cela ne signifie pas qu'elle n'existe pas ailleurs. Selon le précédent principe, elle est au contraire universelle. Donc Teilhard en déduit que toutes les choses détiennent un « psychique », de degré plus ou moins développé. Il considère finalement que toutes choses présentent deux faces, une "au-dehors", qui est l'objet d'étude exclusif actuel des sciences, et une "en-dedans", qu'il appelle conscience. « Le terme « Conscience » est pris dans son acception la plus générale, pour désigner toute espèce de psychisme, depuis les formes les plus rudimentaires concevables de perception intérieure jusqu’au phénomène humain de connaissance réfléchie » (3). Ainsi, il reconnaît en toute chose « l’existence d’une face interne consciente qui double nécessairement, partout, la face externe, « matérielle », seule considérée habituellement par la Science ». Il établit aussi une relation entre les faces interne et externe de toutes choses : « une conscience est d’autant plus achevée qu’elle double un édifice matériel plus riche et mieux organisé ». Dans tout son raisonnement, Teilhard donne une primauté au psychique et à la pensée. 

Teilhard tente alors de caractériser chacune des faces de chaque chose puis d'y appliquer les lois scientifiques connues. Ainsi, il caractérise la face externe par sa multiplicité, son unité et par son énergie. Il extrapole ses notions sur la face interne. La conscience est donc caractérisée par les mêmes propriétés de multiplicité, d'unité et d'énergie. Comme le monde externe est régie par la loi de complexification, il en conclut que le monde interne doit être aussi dirigé par la même loi. « Pratiquement homogènes entre eux à l’origine, les éléments de Conscience (exactement comme les éléments de Matière qu’ils sous-tendent) vont peu à peu compliquant et différenciant leur nature au cours de la Durée ». 

Teilhard affirme aussi que toute chose dispose d'une énergie, de nature essentiellement psychique, elle-même composée de deux énergies, l'une permettant de relier les éléments de même ordre, l'autre transformant la chose vers un être plus complexe, d'un ordre supérieur. La première a pour effet l'association, la seconde, la métamorphose. Seule la première énergie est actuellement considérée par la science. A partir de ce postulat et des lois thermodynamiques appliquées sur ces deux énergies, il explique le déroulement de l'évolution. A chaque phase de l'évolution, il y a d'abord déploiement de la première énergie, ce qui s'accompagne par une association d'éléments puis son extension jusqu'à une certaine limite. Quand elle ne peut plus se déployer, la seconde énergie crée une nouvelle forme de vie, toujours plus complexe, plus organisée et donc élevée. L'évolution passe donc par des ruptures continuelles. 

Teilhard donne ainsi un sens à l'évolution : « l’Univers est conçu comme passant d’un état A, caractérisé par un nombre très grand d’éléments matériels très simples (c’est-à-dire à Dedans très pauvre) à un état B défini par un nombre plus petit de groupements très complexes (c’est-à-dire à Dedans plus riche). » Il arrive aussi à donner du sens à l'Histoire : « histoire de la lutte engagée, dans l’Univers, entre le Multiple unifié et la Multitude inorganisée : application, tout au long, de la grande Loi de complexité et de Conscience, loi impliquant elle-même une structure, une courbure, psychiquement convergentes du Monde ». 

Ainsi, dans sa conception du monde, il parvient à « grouper dans une même perspective rationnelle Esprit et Matière » ou encore à « relier entre elles d’une manière cohérente les deux Énergies du corps et de l’âme ». Et comme l'homme se caractérise par une conscience plus élevée, il apparaît comme « axe et flèche de l’Évolution ». 

Teilhard ne voit pas l'évolution comme étant un processus achevé mais comme un mouvement qui se poursuit encore selon la même loi de complexification. Les consciences s'unifient de plus en plus par leur proximité et leur association. C'est ce qu'il appelle « la planétisation de l'homme ». Elle correspond à la phase de déploiement de l'homme. A un moment, cette phase atteindra ses limites et une nouvelle métamorphose devra survenir. C'est celle qui est en cours actuellement : l'avènement de l'Humanité, considéré comme un tout organique encore plus complexe que l'homme, d'une capacité de conscience encore plus élevée. Nous tendons donc vers une élévation de conscience parallèlement à un abaissement de la matière pour atteindre finalement à leur séparation. La fin de l'Histoire est justement ce moment où la conscience et la matière se sépareront... Toutes les consciences s'uniront alors sans confusion, en une seule conscience, qu'il appelle le point Omega, point mystérieux qui attire tout à lui... 

Telle est en quelques mots la vision du monde et de la vie du Père Teilhard de Chardin, vision qu'il ne cessera de développer et de défendre tout le long de sa vie. Mais, nous vous l'avons décrit uniquement sous son seul aspect physique. Elle intègre également un aspect religieux... 


1. Le Phénomène humain, I. La Prévie, chapitre 2. 
2. Le Phénomène humain, I .La Prévie, chapitre 1. 
3. Le Phénomène humain, I .La Prévie, chapitre 2, note. Les notes sont très précieuses, voire plus précieuses que le texte lui-même.

lundi 14 janvier 2013

Teilhard, un style révélateur, porteur d'une nouvelle vision



Pour comprendre une pensée, un homme, il est parfois nécessaire de l'entendre directement, sans passer par l'intermédiaire de commentaires, favorables ou non. Certes, il est utile de connaître des critiques de disciples ou d'adversaires pour mieux en saisir le sens et la portée, voire sa richesse et ses dangers, mais par la lecture de ses œuvres, nous rencontrons l'homme. Son écriture est révélatrice de ses intentions. Ses écrits sont porteurs d'idées que les mots seuls ne peuvent suffire à porter. Ainsi, avons-nous lu quelques ouvrages du Père Teilhard de Chardin dans l'espoir de mieux le comprendre et d'expliquer sa philosophie ... 




Dans ses livres, le Père Teilhard de Chardin apparaît rapidement comme un passionné de biologie, averti des dernières découvertes de la science. Car il a une foi absolue en la science : « ainsi parle la Science. Et je crois à la Science » (1). Cette foi dépasse l'ordre de la connaissance. Elle n'est pas en effet simplement une adhésion à des résultats scientifiques, avec plus ou moins d'esprit critique ; elle atteint le raisonnement en lui-même. Car il ne peut raisonner qu'en scientifique, y compris quand il philosophe : « je ne quitte à aucun moment le terrain de l'observation scientifique » (2). Mais, il ne s'exprime pas toujours comme un scientifique. Il est souvent poète, voire lyrique. La tentation est alors grande de se laisser emporter par sa flamme créatrice ou par son rêve enchanteur. Et nous voguons ainsi dans la contradiction, entre la volonté d'un scientifique marqué par la rigueur, et l'imagination débordante d'un innovateur plutôt confus... 

Il faut s'armer de courage et de patience pour lire sérieusement ses ouvrages, si déconcertants parfois. Teilhard a en particulier la fâcheuse habitude de créer des mots nouveaux à consonance scientifique. Des termes tels que « noogénèse », « noosphère », sont courants. Et ce vocabulaire n'est pas anodin. Il est au centre de son discours. Rares sont pourtant les définitions. Les mots se devinent par leur construction. Certains mots ou associations restent encore difficilement saisissables tant ils sont abstraits. Que signifie bien « l’Étoffe de l'Univers », « la planétisation humaine », ou « le reploiement illuminateur de l'être » (3) ? Que pourrait bien signifier « la puissance plasmatique du Verbe » ? Nous n'avons en fait guère de représentations concrètes, imagées, pour nous raccrocher à cette abstraction si élevée. Par ce vocabulaire innovant, il essaye probablement de construire quelque chose d'entièrement nouveau, radicalement différente de notre conception intellectuelle traditionnelle... 

Teilhard aime les superlatifs : « s'ultra-condenser », « l'hypercentration », « l'hyper-personnel », « l'hyper-réflexion », « la superhumanité »... Ces mots sous-entendent une certaine tension. En effet, Teilhard a pour volonté de résoudre un problème urgent : « tout ce que je voudrais, c’est avoir fait sentir, avec la réalité, la difficulté et l’urgence du problème » (4). 

« Le Révérend Père [Henri de Lubac] le reconnaît à plusieurs reprises, le vocabulaire que Teilhard s'est forgé avait de quoi dérouter (les théologiens sans doute plus encore que les hommes de sciences) » (5). Ce vocabulaire est porteur de sens... 

Teilhard porte en lui un dilemme grave. Il croit à la science, et profondément à la théorie de l'évolution, et en même temps, il est un représentant sincère de l’Église et de son clergé. Il se heurte donc inévitablement à une opposition radicale. Comment croire en même temps à l'évolutionnisme et à la Révélation ? Selon certains de ses commentateurs, il est conscient de l'incompatibilité d'un certain « fondamentalisme créationniste avec les connaissances scientifiques qui soutiennent l'évolution » (6). Il est le témoin et l'acteur d'un fossé qui sépare de plus en plus l'idée traditionnelle de la création de la théorie de l'évolution. Teilhard est absolument convaincu qu'une solution est possible, non dans la prééminence d'une connaissance sur l'autre, mais dans leur association. Teilhard veut donc rejoindre la science et la foi. 

Teilhard est un convaincu passionné de l’évolution. A ses yeux, ce n'est plus une théorie, mais un fait avéré, d'une évidence sans faille. « L’évolutionnisme a depuis longtemps cessé d’être une hypothèse, pour devenir une condition (dimensionnelle) à laquelle doivent désormais satisfaire, en Physique et en Biologie, toutes les hypothèses ». C'est « le fait fondamental, qui requiert une explication, mais dont l’évidence est désormais au-dessus de toute vérification, comme aussi à l’abri de tout démenti ultérieur de l’expérience » (7). Il se justifie notamment par l'unanimité des savants, qui, s'ils se disputent encore sur ses modalités, sont d'accord sur le fait de l'évolution. Or, il reconnaît que l'évolutionnisme piétine... 



Selon Teilhard, certains critiquent encore le fait de l'évolution car leur représentation du monde ne leur permet pas de la voir et de la comprendre. « Bien des yeux se refusent encore à voir, ou à considérer comme réelle, cette maille de la Vie en évolution. Mais c’est qu’ils ne savent pas s’accommoder, ni regarder, comme il le faudrait ». Il cherche donc à faire reconnaître l'apparition de la vie selon l'évolutionnisme. Pour cela, Teilhard veut les aider à regarder autrement la vie. Un autre regard pour une autre compréhension... 

En outre, personne n'a encore donné de sens à l’évolution, les uns s'enfermant dans le matérialisme, les autres dans le spiritualisme, tous s'enfermant dans une représentation figée et partielle, donc erronée, du monde et de la vie. « La Science, dans ses ascensions, — et même, je le montrerai, l’Humanité, dans sa marche — piétinent en ce moment sur place, parce que les esprits hésitent à reconnaître qu’il y a une orientation précise et un axe privilégié d’évolution. Débilitées par ce doute fondamental, les recherches se dispersent et les volontés ne se décident pas à construire la Terre » (8). Il tente donc de donner du sens à l'évolution en prenant en compte les deux facettes du monde, matérielle et spirituelle. Pour donner du sens à quelque chose, il faut d'abord être convaincu de sa finalité : Teilhard est persuadé que l'évolution a une finalité... 



Selon Teilhard, l'homme est arrivé à un stade critique d'évolution, à un de ces carrefours qui marquent l'avenir de l'humanité. Tout dépend du choix qu'il devra faire. Il a donc pour objectif de faire prendre conscience de la gravité de la situation pour que l’évolution poursuive correctement sa marche jusqu'à sa fin ultime. Il veut « donner un sens, une flèche et des points critiques à l’Évolution ». La solution revient à reconsidérer la façon de voir le monde et la vie, ce qui permet « de nous mieux connaître, de nous mieux situer dans l'espace et dans la durée, au point de devenir conscients de notre liaison et de notre responsabilité universelles » (9). Tout dépend donc du regard que nous portons autour de nous et en nous. 



Le vocabulaire employé par Teilhard est très pertinent. Ses termes sont choisis et construits pour exprimer une image ou plutôt une nouvelle vision nécessaire à un nouveau regard. Et si dans un premier abord, certaines phrases semblent incompréhensibles, déroutantes, voire rebutantes, elles sont rapidement saisissables par les images qu'elles évoquent dans notre imagination. Teilhard a en effet la volonté farouche de décrire une vision du monde et du vivant, de manière agréable, fantaisiste peut-être, avec un style poétique et lyrique, et cette vision est au-delà des mots. Les mots comme le style sont surprenants, inhabituels, très innovants, car la vision est radicalement nouvelle. Ils brusquent finalement notre façon de penser comme sa vision heurte inévitablement la nôtre. 



La conclusion d'un de ses ouvrages est frappante : « parmi ceux qui auront essayé de lire jusqu’au bout ces pages, beaucoup fermeront le livre insatisfaits et songeurs, se demandant si je les ai promenés dans les faits, dans la métaphysique, ou dans le rêve » (10). Et pourtant, ce livre est décrit comme étant un essai purement scientifique. Nous sommes en fait loin de la science. Teilhard justifie alors sa démarche. Il parle d'imaginer, de concevoir, de ré-agencer des valeurs. Dans ses mots comme dans son style, nous trouvons peut-être toute sa volonté de changement, de nouveauté. 



Ainsi, la « poésie » de Teilhard, son style particulier, sont indissociables de ses pensées. Ils forment un tout. Et ce tout est particulièrement révolutionnaire. Faut-il un nouveau vocabulaire, un nouveau mode d'expression pour présenter une nouvelle religion ?... 

Et pourtant, Teilhard est présenté comme un homme profondément chrétien, fidèle à l’Église et à la Tradition. Ses expressions « ne comportent pas, dans la pensée de Teilhard, d'innovation réelle au point de vue dogmatique » comme semble le prouver le R.P. de Lubac, qui a cherché à le réhabiliter (11). « Le penseur que nous révèlent ces pages a toujours voulu et toujours su rester fidèle au dogme, même s'il en a mis certains aspects en meilleure lumière que d'autres » (12). On le présente surtout comme le fidèle de Saint Paul... 

Étudions la pensée de Teilhard pour être mieux à même de porter un jugement critique... 




Notes
1. Le Phénomène humain, I, La Prévie, chapitre 1. 
2. L'Avenir de l'Homme, IV, Un grand événement qui se dessine: la planétisation humaine. 
3. Le Phénomène humain, IV, La Survie, chapitre 2. 
4. Le Phénomène humain, IV, La Survie, chapitre 3. 
5. S.J. L. Renwart, Du nouveau sur Teilhard
6. Raoul Giret, La pensée scientifique et religieuse de Teilhard de Chardin, 8 mai 1999, www.crf-auteuil.org.
7. Le Phénomène humain, II, La Vie, chapitre 2. 
8. Le Phénomène humain, II, La Vie, chapitre 3. 
9. L'Avenir de l'homme, Note sur le Progrès. 
10. Le Phénomène humain, IV, La Survie, chapitre 3. 
11. R.P. H. de Lubac, La pensée religieuse du Père Pierre Teilhard de Chardin, Paris, Aubier, 1962. 
12. S.J. L. Renwart, Du nouveau sur Teilhard.

jeudi 10 janvier 2013

Le Père Teilhard de Chardin (1881-1955)


Il est difficile d'aborder l'évolutionnisme, encore plus la science, sans évoquer Pierre Teilhard de Chardin. Par sa pensée et ses activités, par sa renommée internationale, il a joué un rôle central dans la pensée religieuse jusqu'à nos jours. Contrairement à ce que nous pouvons souvent lire, il n'a pas réconcilié la foi et la science. On ose même dire qu'il est "un représentant qualifié de la tradition chrétienne quand il montre que l'avènement de la personne est le but du processus de l'évolution des vivants " (1). Ses œuvres auront un succès extraordinaire. Or, il a plutôt plié la foi aux interprétations scientifiques. Nous allons donner quelques éléments de sa vie avant d'aborder sa pensée... 



Pierre Teilhard de Chardin est un scientifique, plus spécialement géologue et paléontologue, un passionné d'histoire naturelle. De 1912 à 1914, il travaille au laboratoire de paléontologie du Muséum Nationale d'Histoire Naturelle à Paris. A la Sorbonne, il passe trois certificats de licence ès sciences naturelles : géologie, botanique et zoologie. En 1920, il est maître de conférence en géologie à l'Institut Catholique de Paris et Docteur ès science en 1922. 

Voyageur infatigable, il a travaillé dans de nombreux pays : Égypte, Somalie, Djibouti, Inde, Birmanie, Java, Afrique du Sud, Rhodésie, etc. Mais, il consacre de nombreuses d'années d'étude à la Chine. En 1929, il est le conseiller du service géologique national chinois, supervisant les travaux d'un site de fouilles, proche de Pékin. Il participe à la découverte de plusieurs hommes préhistoriques (Sinanthrope). Il met en place un véritable réseau international en paléontologie sur la zone orientale et sud-orientale du continent asiatique. En 1943, il est l'un des fondateurs de l'Institut de géobiologie de Pékin. 

Scientifique célèbre, de réputation internationale, il travaille avec des savants renommés et fréquente un milieu scientifique, particulièrement athée et agnostique. En 1937, aux États-Unis, il reçoit la médaille Mendel en reconnaissance de ses travaux de paléontologie. En 1947, il est promu au grade d'officier de la Légion d'Honneur "en tant que scientifique considéré dans les domaines de la Géologie et de la Paléontologie comme une gloire de la science française". En 1950, il est élu à l'Académie des Sciences. Jusqu'à la fin de sa vie, il reçoit la visite de nombreux universitaires, scientifiques, philosophes ... 

Teilhard est aussi un homme religieux, plus précisément un jésuite. En 1899, il entre au noviciat jésuite d'Aix en Provence puis est ordonné prêtre en 1911. Il prononce ses vœux religieux en 1918. Pendant sa formation, il découvre notamment L’Évolution créatrice de Bergson, "le catalyseur d'un feu qui dévorait déjà son cœur et son esprit" (2). 

En 1914, il fait l'expérience de la Première Guerre mondiale en tant que brancardier au front. "La guerre a été une rencontre [...] avec l'Absolu" (3). "Teilhard voit l'horreur et, en même temps, au-delà de la ligne de feu, il voit l'achèvement possible d'une humanité nouvelle" (4). 

Il est enfin un penseur qui nous a laissé de nombreux écrits. Son premier essai, La vie cosmique, est écrit en 1916. Il y dévoile sa pensée scientifique, philosophique et mystique. Il écrit d'autres ouvrages : Puissance spirituelle de la Matière (1918), Le Milieu Divin (1927), L'Esprit de la Terre (1931), L'Energie humaine (1937), La Place de l'Homme dans la Nature (1949), Ce que je crois et Le Cœur de la Matière (1950), Le Christique (1955). Son œuvre maîtresse est Le Phénomène naturel (1946). Toutes ces œuvres seront publiées après sa mort par son héritière éditoriale, de 1955 à 1976. Mais plusieurs de ces essais ont circulé sous le manteau avant leur publication, en dépit des interdictions de la hiérarchie catholique. 

De son vivant, la pensée de Teilhard est déjà connue. Il participe à des conférences où il l'exprime avec netteté : "pour les observateurs de l'Avenir, le plus grand événement sera le surgissement d'une conscience humanitaire collective et d'une œuvre humaine à faire" (5). Très tôt, il a adhéré à l'évolutionnisme. En avril 1947, il participe à un colloque international sur l’évolution de l'Institut de Paléontologie Humaine du Muséum National d'Histoire Naturelle. En octobre 1954, dans un symposium organisé par l'Université de Columbia sur l'unité du savoir humain, Teilhard déclare qu'il est "convaincu de la nécessité d'élaborer un "néo-humanisme", pour accompagner "l'ultra-évolution" de l'humanité" (6). 

Mais, rapidement, Teilhard rencontre des difficultés au sein de l’Église. En 1923, un texte sur le péché originel (7) est condamné. On lui demande de s'expliquer. Son Ordre lui demande d'abandonner son enseignement à l'Institut Catholique et de poursuivre ses recherches géologiques en Chine. En 1947, l'Ordre lui demande de ne plus s'exprimer sur des sujets théologiques mais de se cantonner à son travail scientifique. Le Supérieur Général de la Compagnie de Jésus lui demande en 1948 de ne pas accepter la chaire de Paléontologie au Collège de France qui lui est présentée. Il lui refuse également l'autorisation d'imprimer Le Phénomène Humain et Le Milieu Divin. Son obéissance s’achèvera à sa mort. Tout sera en effet publié à titre posthume à partir de 1955. L'édition des œuvres complètes reçoit l'appui d'André Malraux, de Léopold Senghor et de Théodore Monod. En 1962, Henri de Lubac réhabilite Teilhard dans son livre La pensée religieuse du père Pierre Teilhard. En 2005, L'ONU et l'UNESCO célèbrent avec faste le cinquantième anniversaire de sa mort. Et récemment, à Rome, on a célébré sa mémoire … 



Pourquoi a-t-il rencontré tant de difficultés avec sa hiérarchie ? Un Jésuite nous l'explique : "le christianisme de Teilhard, aux horizons élargis, fait se rejoindre les aspirations les plus contemporaines et la foi chrétienne la plus traditionnelle. Mais une telle vision, nourrie d'une lecture intense de Saint Paul, inquiète ceux qui confondent la tradition catholique avec quelques catégories philosophiques étroites" (8). Sa « philosophie » veut rompre avec l'aristotélisme. Plus loin dans son article, il ajoute que "le contexte ne se prête pas à l'innovation". Son esprit est "trop en avance sur son temps". Un philosophe japonais nous explique aussi que "les audaces de sa pensée l'ont d'abord dérouté" (9). A sa mort, Étienne Borne écrit : "du père Teilhard, il est maintenant permis de dire avec la tranquillité de la certitude qu'il a été un génie religieux et l'un des plus grands penseurs chrétiens de ce siècle" (10). Selon Le Père Gustave Martelet (11), il "a transposé dans une perspective évolutionniste les enseignements majeurs de l’Écriture sur la Création, le péché originel, l'Incarnation, la Rédemption" (12). Que d'éloges pour un aventurier de la pensée !



Or, « un chrétien, qu'il soit philosophe ou théologien, ne peut pas se jeter à la légère, pour les adopter, sur toutes les nouveautés qui s'inventent chaque jour; qu'il en fasse au contraire un examen très appliqué, qu'il les pèse en une juste balance ; et ainsi, se gardant de perdre ou de contaminer la vérité déjà acquise, il évitera de causer un dommage certain à la foi elle-même et de la mettre gravement en péril » (13). Le 27 juin 1962, sous le pontificat de Jean XXIII, la Sainte Congrégation de la Foi a mis en garde "les esprits, particulièrement ceux des jeunes, contre les dangers que présentent les œuvres de P. Teilhard de Chardin et celles de ses disciples". "Lors du centenaire de la naissance du jésuite en 1981, le Saint Siège n'est pas revenu sur ce jugement" (14). 

La personnalité de Teilhard peut paraître complexe. Il a écrit des œuvres philosophiques et théologiques, or "lui-même n'aimait pas être considéré comme un philosophe ou comme un théologien. Il se considérait plus comme un homme de science" (15). Son œuvre est peut-être une tentative de synthèse entre des interprétations scientifiques et des pensées théologiques afin de réconcilier l’Église avec la société moderne. Il se sent investi en quelque sorte en médiateur entre le monde athée et agnostique qu'il côtoie et le monde religieux auquel il appartient. "Il est convaincu qu'en suivant un raisonnement scientifique, rationnel, évitant toute option religieuse, il peut transmettre à ses amis agnostiques et athées sa Foi en l'Homme qui donne un sens à la vie des hommes et des femmes de notre temps" (16). Cette recherche de réconciliation en associant foi et science, sur fond d'évolutionnisme, aboutit finalement à des résultats audacieux, ou plus précisément révolutionnaires

Les disciples de Teilhard soulignent l'aspect moderne de sa démarche et l'incompréhension de Rome qui a abouti à sa condamnation. Ils le présentent comme un génie trop en avance sur son temps. Mais, son erreur est plutôt de vouloir rapprocher l’Église de son siècle et non l'inverse, au point de plier la foi à l'esprit du monde. C'est une erreur caractéristique de notre époque. Or, il ne s'agit pas de rabaisser Dieu au niveau de l'homme en édifiant une croyance en fonction des pensées versatiles du monde, pensées par ailleurs très contestables même sur le plan scientifique, mais de nous élever à Lui avec l'aide divine...


Notes
1. Jean-Michel Maldamé, Création par évolution, science, philosophie et théologie, les éditions du cerf, 2011. 
2. Pierre Teilhard de Chardin, cité dans La vie de Pierre Teilhard de Chardin, www.mhhn.fr/teilhard/vie1.htm
3. Pierre Teilhard de Chardin, cité dans La vie de Pierre Teilhard de Chardin, www.mhhn.fr/teilhard/vie1.htm
4. Philippe Chevallier, Jésuite, article "Une vie à l'écoute de l'Univers", dossier Teilhard de Chardin, revue Croire aujourd'hui, du 15 au 28 février 2005. 
5. Pierre Teilhard de Chardin, cité dans La vie de Pierre Teilhard de Chardin, www.mhhn.fr/teilhard/vie1.htm
6. Jacques Arnould, Teilhard de Chardin, Perrin, 2005, cité par D. Tassot, L'évolution, une difficulté pour la science, un danger pour la foi, édition Pierre Téqui, 2009. 
7. Plus tard publié dans Oeuvres complète sous le titre de Note sur le péché originel
8. Philippe Chevallier, Jésuite, article "Une vie à l'écoute de l'Univers".
9. Hisashi Fujita, article "Teilhard vu d'ailleurs", dossier Teilhard de Chardin, Croire aujourd'hui. 
10. Le Monde, cité dans "Une vie à l'écoute de l'Univers". 
11. Gustave Martelet, Et si Teilhard disait vrai ?, édition Parole et Silence, 2006. 
12. Père André Boulet, Création et Rédemption à l'épreuve de l'évolution, 2ème édition Pierre Téqui, 2009. 
13. Pie XII, encyclique Humani Generis, 12 août 1950, www.vatican.va. 
14. Père A. Boulet, Création et Rédemption à l'épreuve de l'évolution
15. R. Giret, Pierre Teilhard de Chardin, L'Evolution apporte à la théologie, le sens de la durée, 8 mai 1999. 
16. R. Giret, Pierre Teilhard de Chardin, L'Evolution apporte à la théologie, le sens de la durée, 8 mai 1999.

lundi 7 janvier 2013

La démonologie chrétienne : permanence et spécificité

La doctrine chrétienne sur le diable et les démons n'est guère prise au sérieux, voire elle est combattue, ou pire, elle est oubliée. Les mauvais esprits ne seraient que la représentation des « démons intérieurs ». On en vient à interpréter la possession diabolique sous le regard de la psychiatrie. Ou elle aurait été développée sous l'influence des religions païennes. Ce n'est donc qu'une superstition. On nous explique alors comment le christianisme s'est construit par syncrétisme religieux (1). Au-delà de ces explications, on considère que cette doctrine est devenue inacceptable pour le monde d'aujourd'hui, censé être plus mature et intelligent que ceux qui l'ont précédé. « Pour les uns et pour les autres, finalement, les noms de Satan et du diable ne seraient que des personnifications mystiques ou fonctionnelles, n'ayant d'autre sens que de souligner en termes dramatiques l'emprise du mal et du péché sur l'humanité » (2). Dans cet article, nous allons apporter des réponses à quelques objections... 

Juifs captifs emmenés à Babylone
On précise que le développement de la doctrine sur les démons proviendrait de l'influence des religions orientales sur les Juifs lors de leur exil en Babylonie. En effet, la doctrine juive sur les anges et les démons s'est bien développée dans la période suivant l'exil. Le nom de Satan est ainsi employé dans la Sainte Écriture après son retour sur ses terres. Tout un ensemble d'histoires et de pratiques naissent au même moment. « Le folklore juif était rempli de racontars sur les méfaits des démons » (3). Nous trouvons en effet toute une conception étrange des démons dans les apocalypses apocryphes juifs. Mais, n'oublions pas que le diable est présent dans l’Écriture Sainte dès les premières pages...

Or, la conception juive puis chrétienne sur le diable et les démons est spécifique au peuple de Dieu. Les démons ne sont pas considérés comme une émanation d'un principe mauvais mais comme des créatures de Dieu, dépendantes de notre Créateur. Ils ne font pas l'objet d'un culte d'adoration. Contrairement aux religions avoisinantes, il n'y a donc ni dualisme, ni pratiques idolâtriques. La conception juive puis chrétienne est radicalement différente de celle des autres religions. Croire que la doctrine sur le diable et les démons est un emprunt aux autres religions revient finalement à les méconnaître. 

En outre, on nous précise que tous Juifs ne croyaient pas aux démons. Ce n'était pas en effet une doctrine  unanimement partagée au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ. Les Sadducéens n'admettaient ni les anges, ni les démons, à la différence des Pharisiens. Pourtant, quand Notre Seigneur Jésus-Christ s'adresse à eux, Il doit certes tenir compte de leurs convictions religieuses spécifiques, mais il reste fidèle à la vérité. Quand les Pharisiens L'accusent de chasser les démons avec la complicité du diable, Notre Seigneur aurait pu leur échapper en se rangeant au postulat sadducéen. Or, Il a maintenu la vérité. Il reste ferme sur la doctrine quels que soient ses interlocuteurs. Finalement, croire que le christianisme s'est laissé influencer par les pensées religieuses de l'époque, c'est méconnaître la personnalité de Notre Seigneur et le sens profond de ses paroles. 

Nous remarquons que l'apparition des démons apparaît à des moments cruciaux du ministère de Notre Seigneur Jésus-Christ, sans que Satan soit au centre de sa doctrine. Son ministère commence même par la tentation décisive au désert. Cet évènement le relie ainsi aux origines, à Adam et Ève. Ces apparitions sont bien placées, répétées et concordantes. Sa parole sur les démons est aussi pourvue de fermeté et de cohérence. Il n'est donc pas possible de les traiter « comme le produit de la faculté humaine de fabulation et de projection, ni le vestige aberrant d'un langage culturel primitif » (4). Ce n'est pas non plus un hasard si l’Apocalypse achève la Révélation par la défaite des mauvais anges. Elle proclame le triomphe du Christ comme un long combat où interviennent Satan et les démons. 

Envoi du bouc émissaire.
Gravure de W. J. Webb 
Il est vrai également que les termes employés dans la Sainte Écriture pour désigner le diable et les démons sont d'origine étrangères : Satan, Asmodée, Belzébuth, Béliar, Azazaël, Mastéma, ... 

Asmodée est sous-doute inspiré de « Aechma », des sectateurs de Zarathoustra. Un mythe assyro-babylonien le représente comme un révolté, qui hante le désert et fuie les anges. Béliar ou Bélial signifie « destructeur » comme les impies qui entraînent leurs frères à l'idolâtrie ou au schisme. Il désigne donc la puissance infernale acharnée à pousser les hommes au mal. Azazaël est le nom de l'esprit du désert à qui le rituel juif voue le bouc émissaire, chargé des péchés d'Israël. Belzebuth, ou encore Belzeboul, est une déformation injurieuse de Baal-Zeboul, nom d'une idole des Philistins. Il faut l'entendre par « prince des immondices », c'est-à-dire des idoles. 


L'emploi de termes différents pour désigner un même personnage est un moyen classique de la Sainte Écriture pour décrire un de ses aspects ou une de ses manifestations. Dans chaque terme employé, nous retrouvons les intentions des démons ou les effets de leurs actions. 

La Sainte Écriture emprunte des noms étrangers car le diable apparaît plus clairement hors du peuple de Dieu, notamment dans des pratiques étrangères, comme l'idolâtrie. Et le combat que mènent les Justes et les Prophètes est de défendre le peuple élu contre cette influence. 

Enfin, est-il possible de croire que les religions païennes ne sont que pures inventions humaines ? A l'origine, les hommes connaissaient la vérité. Mais, le temps passant, ils l'ont déformée et l'ont détournée de sa fin. Il n'est donc pas surprenant de voir des similitudes entre les religions. S'il y a similitude et si nous croyons en l'unité du genre humain, peut-être est-il légitime de croire aussi à une origine commune des religions ? La révolte des anges est-elle une des réminiscences de la croyance originelle que nous retrouvons dans certains mythes ? Dieu a rétabli la vérité et le peuple de Dieu en est porteur... 

De nouvelles objections apparaissent encore. Pourquoi les premiers chrétiens empruntent-ils encore des termes de religions étrangères ? Le terme de démon est en effet transcrit du grec « daimôn », qui désigne d'abord un dieu ou une déesse dans le paganisme, puis, surtout au pluriel, des divinités inférieures ou les âmes des morts. « Bons ou mauvais, les génies de l'ancien Orient sont des démons » (5). Les païens donnaient le nom de démons aussi à des dieux qu'ils craignaient ou dont ils attendaient du bien. Nous avons déjà longuement discuté des raisons de cet emprunt dans des articles précédents (6). Les premiers chrétiens, dont les apologistes, ont tendance à utiliser ces termes pour discuter avec leurs contemporains et en particulier avec les philosophes païens de leur temps. « Tous les apologistes ont aimé faire usage des armes que leur offrait la philosophe d'alors, influencée par la croyance populaire, en ramenant tous les mythes scandaleux aux mauvais Esprits » (7). Les dieux païens et les démons sont finalement identifiés à des anges déchus. Ainsi, des motifs apologétiques peuvent aussi expliquer l'usage de termes identiques mais dotés de sens différents. C'est en quelque sorte une christianisation du vocabulaire, nécessaire aux « dialogues » et à la compréhension... 

Rapprocher les doctrines chrétiennes de celles des religions païennes permet de mieux saisir le sens même de la vérité et de comprendre davantage la pédagogie et la sagesse de Dieu. N'y voir qu'emprunt et confusion, c'est avouer son ignorance et méconnaître la Sainte Écriture. C'est refuser aussi de comprendre la spécificité de la démonologie chrétienne... 

En effet, au cours de l'histoire, les chrétiens ont combattu diverses conceptions du diable pour demeurer fidèles à une doctrine qui n'a guère changé. Saint Irénée s'est opposé au dualisme gnostique, Saint Augustin aux manichéens. Au XIIIème siècle, l’Église rencontre de nouveau sur son chemin une résurgence du dualisme manichéen avec l'apparition des Cathares et des Albigeois. C'est à ce moment que l’Église énonce le dogme suivant : « le diable et les autres démons ont été créés par Dieu naturellement bons, mais ce sont eux qui, d'eux-mêmes, se sont rendus mauvais ; quant à l'homme, il a péché à l'instigation du diable ». En 1215, le IVème Concile de Latran affirme que « créatures de Dieu, ils ne sont pas substantiellement mauvais », comme le prétendaient les doctrines manichéennes et gnostiques, « mais qu'ils le devinrent par leur libre-arbitre » (8). Depuis ce concile, cette déclaration fait partie de la profession de foi. 

Dieu est créateur des choses visibles et invisibles, tel est le credo que l’Église n'a jamais cessé de professer. La déclaration du IVème Concile de Latran n'est pas une nouveauté. Saint Paul l'avait déjà affirmée. Elle était aussi présente dans le symbole de Nicée-Constantinople (381) et dans les professions utilisées lors des célébrations du baptême. Elle a été répétée dans d'autres conciles jusqu'à la Constitution Dei Filius au 1er Concile de Vatican (1870) dans les termes mêmes qui ont été ceux du Concile de Latran. Finalement, cette déclaration est une affirmation constante et primordiale de la foi. Elle s'inscrit dans la doctrine de la Création et de la foi aux êtres angéliques. 

Le Jugement de Dieu
Fra Angelico

L'autre enseignement de l’Église est de présenter la victoire sur la mort et sur le diable, qui en détient l'empire, comme un des buts de l'économie de salut. Saint Léon le Grand le précise dans le Tome à Flavien (449) qui fut déclarée comme profession de foi au Concile de Chalcédoine (451). Le Concile de Florence présente aussi la Rédemption comme une libération de la domination du diable. Selon le Concile de Trente, l'homme pécheur est « sous la puissance du diable et du démon ». En nous sauvant, « Dieu nous a délivrés du pouvoir des ténèbres et transférés dans le royaume de son Fils bien-aimé, en qui nous avons le rachat et la rémission des péchés ». Le Second Concile de Vatican rappelle enfin que l'histoire est « un dur combat contre la puissance des ténèbres, qui, commencée dès les origines, durera, comme le dit Notre Seigneur, jusqu'au dernier jour ». « Nous avons à lutter contre les souverains de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal », telle est la doctrine constante qu'enseigne l’Église. 

L’Église a donc toujours combattu les doctrines suivantes : 
  • l'existence de créatures de Dieu mauvaises en soi dès leur création ; 
  • l'existence de deux principes coéternels et opposés, du bien et du mal. 





Saint Grégoire de Nazianze résume ainsi la position claire de l’Église : « Crois qu'il n'existe pas d'essence du mal, ni de royaume, exempt de commencement ou subsistant par lui-même ou créé par Dieu » (9). Nous revenons donc au dogme fondamental de la Création... 




Le diable est considéré comme une créature de Dieu, initialement bonne et éclatante, qui n'est pas restée dans la vérité où elle avait été établie. Il s'est dressé contre Notre Seigneur. Le mal n'est donc pas dans sa nature, mais dans un acte libre et contingent de sa volonté. Cette doctrine est propre à la Révélation. Toutes les religions que les Juifs ou les chrétiens ont pu côtoyer s'y opposent radicalement. Il est même extraordinaire de constater la permanence de cette doctrine en dépit de l'influence des doctrines étrangères, notamment gnostiques et manichéennes. Telle est la foi primitive et universelle de l’Église. 


Notes
1. « Syncrétisme »: pratique consistant à mélanger d’éléments provenant différentes croyances. 
2. Sainte Congrégation de la Doctrine de la Foi, Foi chrétienne et démonologie, en Italien dans L'Observatore Romano, 26 juin 1975, dans l'édition hebdomadaire de L'Observatore Romano en langue française, le 404/07/1975. 
3. Revue biblique, 1902, cité dans R.P. J. Renié, Manuel d’Écriture Sainte, Tome IV, Les Évangiles, n°166 B, librairie catholique Emmanuel Vitte, 3ème édition, 1943.
4. Sainte Congrégation de la Doctrine de la Foi, Foi chrétienne et démonologie
5. Dictionnaire de la Bible, article « Démon », éd. Robert Laffont, 5ème édition, 1998. 
6. Émeraude, janvier 2012, article « Les Pères apologistes du IIème siècle », et Émeraude, mars 2012, article « Le christianisme, fossoyeur de l'empire ». 
7. Mgr Bernard Bartmann, Précis de théologie dogmatique, Editions Salvator, 1944. 
8. Sainte Congrégation de la Doctrine de la Foi, Foi chrétienne et démonologie.
9. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio 40, In sanctum Baptisma, cité par Foi chrétienne et démonologie.