" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mardi 27 mai 2014

L'apogée de la science sous l'ère abbasside : mythe et réalité


Récemment, nous avons découvert sur le site de l’Institut du Monde arabe un livret d'une exposition intitulée « âge d’or des sciences arabes » [12]. Elle s'est tenue à Marseille en 2009. Sur les premières pages, nous pouvons lire deux hadiths qui proclament le rôle important de la science : « l’encre du savant est plus sacrée que le sang des martyrs ». Du VIIIe au XIIIe siècle, l’empire des abbassides a en effet connu une période féconde en sciences qui marque une avancée nette dans l’ordre de la connaissance. Mais le livret suppose que cet « âge d’or » est arabe et que l’islam en a été un facteur. L'institut du Monde arabe parle en effet d'« âge d'or arabo-musulman». Dans Wikipédia, nous trouvons un article sur « l'âge d’or islamique» pour désigner cette période florissante. Cette désignation devenue si classique, est-elle légitime ?


Ce livret nous ramène à un mythe, celui de l’héritage arabe et musulman dans les racines de l’Occident, héritage qui aurait été occulté dans notre histoire. Dans un article présentant l'exposition, l'Institut du Monde arabe nous le rappelle en effet : « l’histoire des sciences occidentales a longtemps occulté ce qu’elle devait à la science arabe et, désormais, celle-ci apparaît comme un chaînon indispensable dans l’histoire universelle des sciences .» [13] Depuis de nombreuses années, l’islam est salué en Europe pour son rôle déterminant dans le progrès de la connaissance au point de considérer les savants musulmans comme « les maîtres à pensée de leurs homologues européens »[1]. Nous devrions même lui être reconnaissants. Pourtant, ce n'est qu'un mythe, mythe dénoncé depuis de nombreuses années. Elle n'est qu'une « fable de la transmission arabe du savoir antique », et le « reflet d'un curieux penchant à se dénigrer soi-même »[14]

Notre article ne cherche pas à combattre ce mythe. Il se penche plutôt sur les sources et les facteurs de l’âge d’or des sciences dans l’empire musulman. Il n’est pas en fait judicieux de parler de science arabe quand les arabes ont été évincés de tout pouvoir par les abbassides. C’est bien un empire musulman non arabe qui s’affirme quand la science se développe. Si nous parlons d’empire arabe, nous devons seulement faire référence à la langue arabe qui a supplanté toutes les autres langues et est devenue la langue officielle de l’empire musulman et de l’élite.

Avant de commencer, rappelons quelques faits historiques avérés. Les arabes ont quitté l’Arabie pour conquérir les terres byzantines et perses avant de s’étendre en Afrique, en Europe et en Asie. Cette conquête s’est fait dans le sang et la violence. De brillantes civilisations, certes déjà épuisées et malades, ont été anéanties. Les troupes arabes ont brisé les efforts de leur élite scientifique et leurs structures d’enseignement.  Ce n’est pas simplement des empires qui ont disparu avec leurs morts. Les troupes arabes ont détruit et saccagé de grands foyers de civilisation (Ctésiphon, Alexandrie, Césarée, Carthage,…). En imposant l’arabisation des peuples sous l’ère omeyyade, les califes ont lentement fait disparaître les cultures des vaincus, notamment leur langue. Ainsi quand nous traitons de l’essor scientifique survenu sous l’ère abbasside, il ne faut pas oublier que les arabes ont été la principale source d’un désastre civilisationnel.

Après ces rapides rappels, nous pouvons aborder « l’âge d’or des sciences » sous l’empire abbasside…

L’ère abbasside, une période florissante pour les arts et les sciences


L’empire musulman a connu une période florissante sur le plan culturel, littéraire et artistique sous l’ère abbasside. Sur le plan littéraire, l’œuvre marquante est certainement les Mille et une nuits. Cet ouvrage est une compilation de contes indiens, perses et arabes, et de récits inspirés de la vie quotidienne de Bagdad et de ses palais. Sur le plan scientifique, les savants ont développé les mathématiques, notamment l’algèbre[2], dont le nom est significatif, la trigonométrie et l’analyse combinatoire. Ils sont aussi maîtres en physique, astronomie, géographie, chimie et surtout en médecine. Les progrès en sciences sont incontestables dans les premiers siècles de l'ère abbasside…

Un héritage antique préservé et développé

Le développement des sciences puise son origine dans l’héritage des anciennes civilisations et dans l’effort intellectuel des savants non arabes, voire non-musulmans. Cette période est en effet inexplicable sans les efforts qu’ont fournis les anciennes civilisations (byzantines, perses, indiennes), mais également les vaincus qui ont su préserver leur savoir et les savants qui ont su se le réapproprier.

Signalons que les sciences se développent dans les régions que les arabes ont conquises sur les empires byzantins et perses. Comme le souligne la publication de l’Institut du Monde arabe, « il faut attendre le début du IXe siècle, et l’expansion de l’arabe, pour que des ouvrages de médecine commencent à être traduits dans cette langue. » Probablement aucun ouvrage savant n’était disponible en arabe et donc accessible aux arabes. L’Arabie n’est pas une terre savante. Les savants ont puisé leur savoir dans les ouvrages des empires défaits. Ces œuvres viennent de Byzance, de Perse, de l’Inde, de la Chine. Les œuvres d’origine grecque sont souvent écrites en syriaque. Ils proviennent des bibliothèques individuelles et des monastères qui ont su préserver ces trésors de civilisation de la violence perpétrée au cours de la conquête arabe. Les couvents melchites, jacobites, nestoriens ont maintenu des centres de cultures et d’érudition grâce notamment à l’appui de notables proches du pouvoir central.

Avant la conquête arabe, des efforts de traductions ont été menés pour rendre accessible l’héritage intellectuel de la civilisation hellénique. Cette réappropriation a été facilitée par l’exil des hérétiques dans l’empire perse lors des conflits doctrinaux qui ont divisé Byzance, essaimant ainsi le savoir grec chez les iraniens. Des centres chrétiens de traduction ont subsisté dans l’empire des Omeyyades puis dans celui des Abbassides, au Moyen-Orient et dans l’ancien royaume des Wisigoths. Tolède n’a pas attendu les arabes pour abriter un centre de traduction. Il a perduré pendant l’occupation arabe. Les traducteurs sont toujours des chrétiens mais désormais sous statut de dhimmis.

Hunayn ibn Ishad (809-870)
Mais pour que les sciences puissent se développer à partir de cet héritage, faut-il encore se l’approprier dans la langue arabe, devenue langue de l’élite et de l’administration. Cela est rendu possible grâce à de nouveaux efforts de traductions considérables de la part des descendants des anciens vaincus…

Le premier ouvrage scientifique traduit en arabe est un traité de médecine. Auparavant composé en grec par Ahrun, prêtre chrétien d’Alexandrie, il est traduit du syriaque en arabe en 683 par un médecin juif de Basra (Irak). Le rôle des juifs n’est pas en effet négligeable.
L’un des plus grands traducteurs reconnu est le nestorien Hunayn ibn Ishad (809-873), surnommé le maître des traducteurs. Il parcourt l’Asie mineure afin de recueillir des manuscrits grecs pour les traduire ou les faire traduire. « Plus d’une centaine de livres de philosophies, de mathématiques ou de médecine, œuvres de Platon, d’Aristote ou de Galien, ont été traduits du grec vers l’arabe par ses soins. »[3] Il n’est ni arabe, ni musulman. Son fils et ses neveux poursuivront son travail.

Les érudits des peuples vaincus et leurs descendants ne sont pas simplement des traducteurs. Ce sont aussi des scientifiques féconds. Ils écrivent aussi des traités, naturellement dans la langue arabe. Le jacobite Youhanna Ibn Massawayh écrit en arabe le premier traité d’ophtalmologie[4]. Médecin traducteur et ophtalmologue, il est aussi le médecin du calife al-Rachid. Les chrétiens forment des générations de médecins réputés. La médecine est aussi redevable à Razi (865-925). Il est musulman et perse.

L’empire abbasside a ainsi assimilé les connaissances antiques, devenant naturellement un héritier de l’Antiquité. Il a parfois surpassé les anciens maîtres, notamment en médecine.

Le mécénat des califes

Ce travail de traduction et d’érudition ne serait guère rendu possible sans l’aide de notables et surtout des califes abbassides. Les califes veulent se hisser au niveau des plus grands monarques du temps. Ils tentent aussi de consolider un empire en voie de démantèlement. Le prestige culturel, littéraire et scientifique est donc important à leurs yeux. Ils se révèlent comme de véritables mécénats

Pour recueillir tous les ouvrages dans le but de les traduire, le calife al-Whalid Ier fait construire à Bagdad la première bibliothèque. Son successeur, al-Rashid (785-809) fait bâtir la « maison de la Sagesse » pour réunir les savants. Elle est devenue le symbole de l’âge d’or des Abbassides. Le maître des traducteurs, Hunayn ibn Ishad, l’a longtemps dirigée. Les califes incitent aussi leur élite à publier des traités, à développer et surpasser le savoir antique. A la demande du calife Al-Mansûr (754-775), le premier traité d’astronomie indien est traduit en arabe. Certains ouvrages seront pour longtemps des références, notamment en Occident, en particulier en médecine.

Au cœur des civilisations






Toutes les conditions pour favoriser le développement des sciences semblent être réunies à Bagdad. Située au carrefour des civilisations, au centre d’un vaste empire relativement prospère, Bagdad est naturellement devenue la cité des sciences. Au cœur de l’empire, elle est véritablement cosmopolite et rassemble des populations d’origines diverses. Véritable brassage de populations de civilisations différentes… L’empire mêle des perses, des grecs, des indiens, des chinois,… « C’est une littérature, une pensée, une ferveur œcuménique, une civilisation qui s‘élaborent à Bagdad et de là rayonne au loin. »[5] La centralisation du pouvoir ne peut qu’accentuer une concentration d’élites dans une ville si riche. La collaboration des savants est par ailleurs rendue plus aisée par l’utilisation d’une seule langue. La langue arabe joue le rôle du grec, du latin ou de l’anglais. La diffusion des idées est encore facilitée par le développement de l’usage du papier, moins cher et plus pratique que le parchemin ou le papyrus.



En clair, il n'est guère possible de concevoir la civilisation musulmane comme la source d’un progrès dans l’ordre de la connaissance. Reversons plutôt la proposition. Cette civilisation a pu naître grâce au travail d’une élite d’origine non arabe, le plus souvent non-musulmane. Les situations géographiques et conjoncturelle ont favorisé cet essor intellectuel. Les califes ont enfin joué un véritable rôle de mécénat dans le but probable d’imiter les vieilles cours orientales. L’influence vient des cours byzantines et perses, de ces civilisations encore présentes dans les esprits, et non de la lointaine péninsule d’où est sorti l’islam. N’oublions pas que l’empire a bâti sa capitale en Mésopotamie, au cœur des anciennes civilisations. Les mêmes facteurs produisent les mêmes effets. Une seule différence à noter : l’unification d’une élite cosmopolite par la langue arabe. Elle n’a pu que catalyser les intelligences et les volontés…

Dans notre étude, nous n’avons pas encore étudié la part de l’islam dans cette réussite. A-t-il vraiment joué un  rôle ?

Le zèle religieux

La nouvelle dynastie abbasside a pris le pouvoir en s’appuyant sur une légitimité sociale mais aussi religieuse. Au contraire des Omeyyades, le pouvoir ne s’appuie plus sur l’arabité mais sur l’islam au-delà de l’appartenance ethnique. Le zèle religieux marque naturellement les premiers siècles de la dynastie abbasside, période qui correspond au développement de la doctrine de l’islam. Cette période est marquée par l'élaboration de la canonicité des hadiths, la constitution des écoles de droit et l’élaboration du droit coranique. La pensée musulmane s’est développée et approfondie.

Le Xe siècle est aussi marqué par un débat théologique qui oppose deux courants : les tenants d’un certain rationalisme et les fervents partisans de la tradition. Comme dans les arts et les sciences, le calife est encore l’initiateur de ce débat. Le calife al-Mamûn souhaite réconcilier la philosophie grecque et l’islam dans le mutazilisme. Il l’impose ainsi à l’empire durant son califat. La Maison de sagesse est le centre d’où doit rayonner l’harmonie entre l’islam et l’héritage antique. Mais le calife mort, cette tentative sombrera dans l’échec et ses adeptes disparaîtront dans des persécutions…

L’islam a-t-il été un vecteur de progrès ?

De nombreux intellectuels, « anxieux de préserver des conditions favorables aux études »[6], se sont convertis à l’islam. Parmi les savants les plus célèbres, nous pouvons citer les zorastriens Ibn Al Muqaffa, le mage al-Khwârizmî, le médecin jacobite Ali al-Tabari, le grec converti géographe Yâqut. Certains d’entre eux ont été convertis lors de persécutions. Est-il alors judicieux d’appeler leur témoignage pour montrer la valeur des musulmans dans le développement de la science ? Sans leur conversion, ils auraient été tués…

L’uniformisation de la langue arabe et les conversions en masse constatées, notamment des élites, ont sans aucun doute favorisé les recherches et les progrès. Le développement de la religion et les débats qui ont entraîné ont pu aussi développer la pensée philosophique et théologique. Le zèle des nouveaux convertis et la volonté de remplacer les arabes ont incontestablement poussé les anciens vaincus à développer les sciences comme leurs prédécesseurs grecs ou perses. Ils marquent ainsi une incontestable supériorité sur les arabes, les anciens dominateurs, qu'ils considèrent comme incultes. Mais tout cela est-il propre à l’islam ou à toute nouvelle religion conquérante, ou - osons-nous dire - à tout ancien peuple instruit qui se relève d’un désastre ? Car répétons-nous, cette période florissante n’est pas l’œuvre d’arabes ou de  musulmans de pure souche mais d’anciens peuples conquis et convertis qui ont déjà fait preuve de qualités scientifiques.

L’islam a plutôt freiné, voire arrêté les progrès de la connaissance. En rejetant et en combattant le mutazilisme, il a refusé toute conciliation avec la philosophie grecque et a ralenti toute pensée théologique. La défaite du mutazilisme annonce la fin du développement de l’islam...


Avicenne, par Mortezâ Kâtouziân

in http://www.teheran.ir/

Prenons un exemple : Avicenne[7] (872-950). Il est philosophe, auteur d’une synthèse entre l’aristotélisme et l’islam et réputé en médecine. Il est aujourd'hui considéré comme l’un des grands philosophes de l’ère abbasside, y compris par l’ensemble des musulmans. Il n’est pas arabe mais probablement d’origine ouzbek. Il serait né à Boukhara. Chiite, il a été chassé par le pouvoir sunnite. Traduites en latin à Tolède, ses œuvres ont permis aux occidentaux de connaître ses ouvrages médicaux et d’approfondir l’aristotélisme qu’ils connaissaient aussi par d’autres sources. Sans l'intervention des occidentaux, que serait aujourd'hui l’image d’Avicenne ? Un hérétique aux yeux des musulmans sunnites ? Avicenne n’a pas intéressé la pensée musulmane mais occidentale…

Nous pouvons aussi citer Averroès[8] (1126-1198), cadi de Séville puis de Cordoue, commentateur d’Aristote. Il est aussi aujourd'hui considéré comme un sage humaniste, un scientifique, précurseur des Lumières. Or en son temps, il est dénoncé comme un hérétique. Sa doctrine est condamnée, ses livres brûlés. Il est aussi oublié du monde musulman. « Ce sont les chrétiens et les Juifs qui étudient sa pensée et la feront connaître. »[9]

Enfin, revenons de nouveau aux sources. N’oublions pas encore que les arabes ont fait disparaître des foyers de civilisations autrefois brillants. D'autres foyers de civilisations prêts à renaître, notamment dans le royaume des Wisigoths, ont été stoppés par la conquête arabe. Il a fallu attendre plus d'un siècle avant que les ressources intellectuelles ne redéploient leurs forces. Les sciences ont ainsi pu de nouveau se développer sous la dynastie abbasside non pas à cause de l’islam mais à cause du génie naturelle des peuples que les arabes ont vaincus. « Le vieux vin a empli les outres nouvelles. »[10] C’est vraisemblablement parce que les arabes ont été délogés du pouvoir que la science a pu de nouveau se développer. Les abbassides ont mis fin au « règne de l’Arabe pur-sang »[11]. Pourrions-nous dire aujourd'hui que la pensée occidentale a pu connaître ses heures de gloire grâce aux barbares qui ont fait disparaître l’empire romain occidental ?

Nous pouvons néanmoins reconnaître que l’empire musulman sous la dynastie abbasside a développé les conditions culturelles et économiques, en particulier l’unité linguistique, nécessaires au réveil intellectuel d’anciennes populations meurtries. Reconnaissons aussi qu’il a favorisé la reconstitution d’une partie de l’héritage antique, le dépassant même dans certains domaines (mathématiques, physique, astronomie, médecine). Mais tout en reconnaissant le rôle positif de l'empire abbasside, cet essor intellectuel, nous ne le devons ni à l’islam, ni aux arabes. Au contraire, le développement de l’islam et du droit islamique ont conduit à un arrêt du développement intellectuel. Et l’usure du temps a probablement effacé l’influence des civilisations passées, laissant l’islam seul aux commandes. Ainsi les musulmans n’ont jamais réussi à sortir d’un véritable déclin scientifique et intellectuel qui amorce à partir du XIVe siècle, voire XIIIe siècle…

Signe révélateur de la véritable nature de l’âge d’or : à la fin du Xe siècle, le poète persan Firdawsi, célèbre en l'Orient,  chante la gloire des anciens Iraniens dans le Livre des Rois




C'est le livre des rois des anciens temps,

Évoqués dans des poèmes bien éloquents
Des héros braves, des rois renommés
Tous un par un, je les ai nommés
Tous ont disparu au passage du temps
Je les fais revivre grâce au persan
Tout monument se détruit souvent
À cause de l'averse, à cause du vent
J'érige un palais au poème persan
Qui ne se détruira ni par averse ni par vent
Je ne mourais jamais, je serai vivant
J'ai semé partout le poème persan
J'ai beaucoup souffert pendant trente ans
Pour faire revivre l'Iran grâce au persan


(Le Livre des Rois, traduits par Mahshid Moshiri. cité dans Wikipédia, article Ferdowsi)




Références
[1] Voir article www.islamdefrance.fr.
[2] Le terme d’algèbre est forgé à partir des terme arabes « al-jabr » ( « réparation », « restauration »).
[3] Jean Sévilla, Historiquement incorrect, Fayard, 2, 2011. Il s’appuie sur l’œuvre de Gouguenheim, Aristote au Mont Saint Michel, 2008.
[4] Voir Vie et mort des chrétiens d’Orient par Jean Valogne, chapitre II, Fayard, 1994.
[5] Braudel, Grammaire des civilisations, Flammarion, 1993.
[6] Bat Ye’Or, Chrétienté d’Orient entre Djihad et Dhimmitude, éditions J.-C. Godefroy, chapitre VIII,2007.
[7] De son vrai non Abu Ali Ibn Sina.
[8] De son vrai nom Ibn Rushd, né à Cordoue.
[9] Jean Sévilla, Historiquement incorrect, Fayard, 2, 2011.
[10] Braudel, Grammaire des civilisations, Flammarion, 1993. Braudel parle d’une refabrication de l’islam jusqu'en son âme religieuse par les emprunts aux anciennes civilisations orientales et méditerranéennes.
[11] Braudel, Grammaire des civilisations, Flammarion, 1993.

[12] http://www.imarabe.org/sites/default/files/age_dor.pdf
[13] L'âge d'or des sciences arabes, http://www.imarabe.org/exposition-ima-267.
[14] Jacques Heers, Nouvelle Revue d'Histoire, n°1, juillet-août 2002.

jeudi 22 mai 2014

Dieu et la Vérité

« Notre temps a fini par distinguer, voire opposer Dieu à la vérité »

Aujourd'hui, la notion de vérité est généralement liée à la raison. De nos jours, est vrai ce qui est rationnelle, c’est-à-dire accessible et saisissable à la raison. Ainsi devons-nous y adhérer sous peine d’être considérés comme irrationnels ou insensés. Dans notre société actuelle, la notion de Dieu est plutôt liée à la foi au sens général, à la croyance, au sentiment religieux. Le spirituel et le sentiment sont confondus. Libres donc à tous de croire ou de ne pas croire. Dieu est ainsi devenu un objet culturel. Il n’est plus objet de vérité mais affaire de chapelle. La liberté religieuse - au sens où toutes les croyances sont acceptées - est donc rendue possible dans notre société.


Or dans le domaine de la vérité, il n’y a point de liberté. Une chose est vraie ou fausse. Pourtant nous sommes libres d'adhérer à la vérité ou de la rejeter. Il y a donc une distinction entre vérité en elle-même et jugement en nous. Notre acte de juger est naturellement libre puisqu'il porte sur un choix. La liberté est en effet cette capacité d’adhérer ou de rejeter sans se renier. Nous adhérons à la vérité lorsque l’esprit est si contraint qu’il ne peut pas la rejeter. Il y a en fait un double acte dans l’adhésion de la vérité : acte de l’intelligence et acte de la volonté.

Quand la raison démontre réellement la véracité d’une chose ou que des preuves irréfutables appuient une proposition, nous devons nous y soumettre sinon nous allons à l’encontre de l’intelligence et de la dignité de l’être raisonnable que nous sommes puisque la raison a pour finalité la connaissance de la vérité. S’il y a acquiescement de l’intelligence, la volonté doit suivre. Quand il y a division, il y a erreur. Et qu’est-ce que la connaissance si elle est erronée ? Qu’est-ce que connaître si nous nous trompons ? Non, l’esprit n’est point libre d’adhérer à l’erreur. S’il est témoin de la vérité, il doit s’y soumettre. Il doit user de sa liberté à bon escient…

Être dans le vrai est en outre une condition indispensable pour être libre. Il n’est en effet point possible de vivre libre dans l’illusion ou dans le mensonge. Nous ferions l’objet de manipulations ou nous agirions comme des pantins au fond d’une caverne. Ainsi l’instruction, l’éducation, l’enseignement se présentent comme une voie indispensable à l’apprentissage et à l’exercice de la liberté. La connaissance est une lumière sans laquelle nous nous égarerions dans une nuit obscure. Ainsi il n’y a point de liberté pour l’erreur. Au contraire, l’erreur est combattue, pourchassée, écartée pour que grandisse en nous la liberté. Les progrès de la connaissance et de la liberté ne sont possibles qu’en faisant reculer les terres de l’ignorance…\\

Distinguer et opposer Dieu et la vérité est un des traits caractéristiques de la pensée moderne. Elle explique l’attitude déconcertante de la société face aux religions. Qu’elles soient vraies ou fausses, qu’importe tant qu’elles sont vécues dans l’authenticité d’un cœur vrai et qu’elles ne perturbent pas la tranquillité du monde. On confond par ailleurs authenticité et vérité. On loue telle religion tant qu’elle est contenue dans les murs étroits de la conscience. On la loue si elle apporte dynamisme et ardeur. On la loue enfin si elle fait oublier l’ennui et la pesante tristesse de la vie. La notion de Dieu est ainsi rangée dans le sentimentalisme, voire dans les passions. Il n’est point alors utile de vérifier si elle est juste ou erronée mais si elle répond à un besoin strictement intérieur. Affaire privée, strictement personnelle…

Ainsi dans notre société, la raison est présentée comme une lumière tandis que la notion de Dieu est abandonnée au monde du sentiment, monde d’où sortent l’irrationalité et l’incompréhensibilité. Cette pensée si prégnante de nos jours s’oppose radicalement au christianisme comme elle est contraire à la raison elle-même.

Pour un chrétien, Dieu est la vérité suprême. Il est une vérité de foi et une vérité de raison. Foi et raison, deux ordres de connaissance pour atteindre une même certitude, celle de Dieu. Et plus une âme s’approche de Dieu, plus elle avance dans une lumière ineffable. Plus elle s’en éloigne, plus elle s’enfonce dans les ténèbres. Sans Dieu, point de vérité. Et donc point de liberté. Le chrétien est un homme libre car il pense et vit dans la vérité.

Certes le comportement d’un chrétien peut ne pas correspondre à ses pensées ou à ses paroles. Il peut ne pas vivre ce qu’il professe. Mais est-ce la faute de Dieu si le chrétien n’est plus fidèle à sa parole ? Le mensonge est du côté du croyant et non de Dieu. Il en recevra le prix au jour du jugement. Ainsi est-il bien raisonnable de juger Dieu à travers des hommes ?

Parfois il est bon de voir comment un homme vit sous l’influence de ses pensées. S’il vit en effet authentiquement, c’est-à-dire s’il est un véritable témoin de ce qu’il pense et de ce qu’il professe, nous pouvons raisonnablement juger de la qualité de ce qu’il croit puisque son existence est à l’image de sa vie intérieure, ses vertus prenant sa source dans une âme éclairée et façonnée par sa croyance. Mais l’authenticité n'est pas un signe de vérité. Un être authentique est une sorte de miroir dans lequel resplendit le principe de sa vie intérieure. Si un être n’est pas authentique, nous ne pouvons que regretter son mensonge et son hypocrisie. Dans un cœur authentique, les mœurs peuvent condamner ses principes ; dans le cas contraire, ses principes peuvent condamner ses mœurs.

Notre culture et notre éducation, notre vie intérieure avec nos passions influencent nos pensées et notre comportement. Nous ne pouvons guère en effet renier ce que nous sommes et d’où nous venons. Dieu ne nous demande pas d’oublier notre histoire. La foi n’est pas une négation de soi. Certes Il nous demande de nous dévêtir du vieil homme que nous devenons et de nous revêtir de l’homme nouveau. Il réclame en effet de notre part de nous élever et de nous débarrasser des habitudes qui nous rabaissent et nous enchaînent. Si nous sommes liés à une histoire, cette dernière ne nous enchaîne pas car au-delà d’une histoire particulière, il existe une autre histoire aussi personnelle dans laquelle Dieu a sa place. Il en est même l’auteur…

L’opposition entre Dieu et la vérité peut aussi se retrouver dans le terme de « croire ». Dans le sens général, il indique une opinion mêlée de doute ou une simple appréciation. Or, lorsque nous professons notre foi, nous affirmons sans rougir que nous croyons. Dans ce sens, il signifie une affirmation que nous tenons fermement pour vraie sur le témoignage d’autrui. « C’est, selon l’enseignement de nos Saints Livres, un acquiescement très ferme, inébranlable et constant de notre intelligence aux mystères révélés de Dieu »[1]. Contrairement à l’opinion, la croyance en ce sens strict atteint la plus grande certitude dans celui qui croit. Notre esprit se repose entièrement dans la connaissance qu’il a de la vérité. Si notre croyance n’était qu’opinion, oserons-nous la professer ouvertement sans craindre les railleries, voire dans le martyr ? « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé mais j’ai été humilié jusqu’à l’excès » (Psaume, CXV, 10) Un apôtre, par sa foi, est poussé à parler sans crainte. « Car je ne rougis point de l’Évangile » (Rom., I, 16).


Le terme latin « credere » signifie « se fier », «  avoir confiance en ». La croyance provient bien d’un témoignage. Et c’est sur l’autorité de celui qui témoigne que se fonde notre certitude. Nous ne doutons pas de ce que nous croyons car le témoignage sur lequel repose notre foi est véridique. Car  il provient de Dieu qui est la vérité même. « Dieu est vrai » (Rom., III, 4). « La foi est la croyance aux vérités révélées par Dieu à cause de l’autorité et de la véracité de Dieu »[2].

L’adhésion à des vérités de foi n’est donc pas un sentiment ou une opinion que nous accepterions au gré de notre bon plaisir. Ce que nous croyons, nous le croyons d’une vérité absolue aussi vraie que deux plus deux font quatre dans une base décimale. Par conséquent, comme nul ne peut contester cette addition comme toute autre vérité, pouvons-nous croire que chacun est « libre » de croire ou de ne pas croire ?

Ne nous trompons pas. Le terme de « liberté » est très complexe et peut porter confusion et malentendu. L’acte de foi est un acte pleinement libre au sens où l’homme exerce pleinement sa liberté et en connaissance de cause dans l’acte d’adhésion aux vérités de foi. Nul ne doit en effet contraindre une personne à croire ce qu’elle ne veut pas croire. Ce serait offenser Dieu de violer l’intimité de l’âme. Ce serait méconnaître sa miséricorde et sa justice. Ce serait aussi bien inutile…

Lorsque l’homme découvre une vérité, il peut la rejeter mais dans ce cas, il en assume la pleine responsabilité. Ainsi pouvons-nous dire qu’il est insensé et qu’il s’éloigne d’un bien de manière volontaire. Il n’est pas dans le vrai au sens où il n’accomplit pas ce pourquoi il est. Il s’oppose à sa dignité.



S’il la découvre et y adhère, il ne peut pas affirmer à son prochain que cette vérité ne l’est pas ou plutôt qu’elle est selon son bon vouloir. Deux plus deux font quatre dans son esprit comme dans tout esprit. Que la vérité soit considérée dans un jugement, donc dans l’esprit, ou dans la chose, elle se fonde sur une vérité première hors de notre esprit, sur une réalité indépendante de nous. C’est pourquoi si nous adhérons à une vérité, quel qu’en soit son fondement, tout en proclamant qu’elle n’est pas vérité pour tous, nous sommes devenus insensés. Nous allons à l’encontre du bien de notre prochain et de notre propre bien. Notre prochain peut ne pas y adhérer en refusant notre témoignage mais notre témoignage est vrai et doit être présenté comme tel.

Ainsi notre profession de foi ne reflète pas une opinion. Elle n’exprime pas un sentiment religieux. Elle ne manifeste pas un bien culturel. Elle porte sur des vérités auxquelles nous adhérons fermement et que nous présentons comme telles. Nous témoignons et enseignons ce que nous savons être la vérité…

Mais notre témoignage, qu’il soit dans nos paroles ou dans notre comportement, ne suffit pas pour que notre prochain puisse adhérer aux vérités éternelles. Ce n’est qu’un signe parmi tant d’autres. Seul Dieu en est véritablement la source. La foi est un don que seul Dieu peut donner. Seule sa lumière peut en effet éclairer suffisamment l’âme afin qu’elle prononce le fiat.




Cette conversion est parfois précédée d’une phase plus ou moins longue durant laquelle l’âme découvre des lueurs qui la rapproche de la vérité et l’éloigne de l'obscurité. Comme le peuple de Dieu a du être préparé pour recevoir Notre Seigneur Jésus-Christ, nous-aussi, nous devons être dans les dispositions d’âmes pour accueillir la Parole de Dieu. Mais comment peut-elle l’entendre si elle n’est point enseignée ? Comment une âme peut-elle s’approcher de l’autel de Dieu si personne ne le lui montre ? Ainsi avons-nous un devoir de porter la lumière là où elle ne brille pas… Même si nous sommes signes de contradictions...





Références
[1] Catéchisme du Concile de Trente, 1ère Partie, chapitre II, §1.
[2] Jean Daujat, La vie surnaturelle, Edition du vieux colombier, 1950.

lundi 19 mai 2014

Vérité et réalité


La connaissance n’est pas simplement un ensemble d’informations que nous collectons et agrégeons. Elle constitue un savoir qui nous éclaire sur le monde dans lequel nous évoluons et sur les événements dont nous sommes témoins ou acteurs. Elle ne répond pas simplement à un besoin de curiosité, voire de voyeurisme. Réfléchie, elle nous éclaire de manière à ce que nous agissions raisonnablement et de manière libre. Car nous sommes avant tout des êtres raisonnables et libres. Sans la lumière que nous apporte la connaissance, notre volonté agirait à l’aveugle. Ainsi nos actions et notre vie prennent sens. Mais quelle est la valeur de cette connaissance ? Si elle est erronée, que devient le sens de notre existence ?


Vaine quête de sens ?
Le monde dans lequel nous posons des actes est avant tout un monde de pensées. C’est en effet dans le cadre abstrait de nos pensées que le plus souvent nous concevons et décidons nos actions qu’ensuite nous actualisons dans le monde concret. Ce cadre, nous le construisons à partir de nos connaissances, de nos raisonnements, de nos intuitions. Mais ce cadre dans lequel nous concevons nos idées et nos actions n’est-il qu’une caverne dans lequel nous nous débattons comme des pantins ? Notre vie n’est-elle que mensonge ou vérité ? Vivons-nous dans l’obscurité ou dans la lumière ?
Dans une société si pressante que la nôtre, nous avons tendance à croire que la vie n’a de sens que si elle est active, créatrice, productive. La science elle-même tend à devenir instrumentaliste. Une de ses tentations est de vouloir avant tout développer une théorie féconde sans se préoccuper de sa véracité. Nos contemporains semblent vouloir combler leur existence par d’innombrables activités comme si elles pouvaient donner du sens à leur vie. Travail, voyage, sport… Tout est bon pour que le temps passe à vive allure. Malheur à celui qui ne fait rien. Malheur au silence et au repos. Point de répit dans cette course incessante. Point de repos dans cette marche haletante. Épuisante frénésie qui emporte une société dans un roulement sans fin. Ainsi croit-elle à un temps qui s’accélère, peut-être pour parvenir au plus vite à une fin inéluctable.

Et entre deux activités, lors de leurs déplacements ou lors des rares moments de repos, nos contemporains occupent encore leur esprit par des livres, des films, de la musique, des jeux... Tablettes, i-phones et autres gadgets, les médias répondent à ce besoin sans cesse renaissant. Ils les créent aussi. Enfermés dans leur casque, nos contemporains agitent leur esprit au rythme d’une musique toujours frémissante. Les jeux les étreignent dans d’attrayantes distractions. Ou encore voguant allègrement sur le Web, de page en page, ils recherchent des trésors et des secrets en quête de sensations et de scandales. Et l’ennui toujours menaçant, certains s’épuisent enfin dans la chair avant de se perdre dans les bras de Morphée…
Tout cela risque de n’être que du vent. Le monde se rétrécit, le temps s’accélère dans un vacarme retentissant. Tout cela a-t-il du sens ? En clair, vivons-nous dans un monde illusoire ou dans la réalité ? Sommes-nous dans le vrai ou agitons-nous dans une caverne de plus en plus étroite ? Vérité ou mensonge, telle est la question…
La vérité logique : « la conformité de la pensée avec l’objet »[1]
D'une manière générale, nous disons qu’un récit est vrai quand il est conforme à ce qu’il s’est passé. Nous disons aussi qu’une parole est vraie quant elle est conforme à la pensée qu’elle est censée exprimer. Telle est la sincérité. Lorsqu'une parole ou une pensée n’est pas conforme à la réalité, nous parlons d’erreur. Lorsqu'elle semble vraie sans pourtant apporter de preuves suffisantes, nous parlons de vraisemblance. En cas de tromperie volontaire, il y a mensonge. Selon le sens commun, la vérité est la conformité à la réalité. Elle consiste dans « la conformité de la pensée avec l’objet », «dans l’accord de la connaissance avec l’objet »[2]. Ainsi elle évalue le rapport du monde abstrait de nos pensées avec le monde réel qu’il est censé manifester. La vérité est par conséquent dans notre esprit et plus précisément dans le jugement. Elle fait donc référence à un « sujet connaissant ». Une telle notion de vérité n’a pas de sens sans jugement, sans esprit, sans raison. Ce sens de la vérité, dite vérité logique, a été défini par Aristote.
Néanmoins, si la vérité logique est dans l’esprit, elle a son fondement dans la réalité. Elle n’existe en effet que dans le rapport entre un objet réel et son contenu conceptuel. Il existe une réalité concrète qui se présente à nous et qui est rendue intelligible pour l’esprit. La vérité logique consiste donc dans la conformité entre ces réalités concrète et conçue
La vérité logique porte sur un discours ou plus précisément sur une affirmation ou une négation. Elle ne porte pas sur des termes mais sur des relations que nous établissons entre eux. Le mot « sirène » n’est ni vrai, ni faux alors que l’affirmation « la sirène existe » est fausse. La vérité logique se rattache donc à un énoncé et à un langage d’où le terme de logique. La phrase « un chien est un insecte » est fausse car elle relie de manière erronée deux choses réelle mais se rapporte à aucune réalité. La vérité se trouve ainsi dans les relations que nous établissons entre des concepts. Elle nécessite cohérence dans le discours selon les principes qui régissent un raisonnement vrai : principe d’identité, de non-contradiction et de causalité.
Vérité formelle : principe d’identité, de non-contradiction et de causalité
La vérité peut aussi porter sur un raisonnement. Un raisonnement est dit vrai ou exact quand il suit exactement des principes indubitablement vrais sans référence aux objets qu’il manipule. Seul est en effet jugé l’enchaînement des propositions et non les propositions en elles-mêmes. La pensée est finalement en accord avec elle-même sans rapport à une quelconque réalité. Elle n’a de sens que dans l’homme raisonnant. Elle demeure encore dans un jugement. Cette vérité est parfois dite formelle. Elle est la finalité de la logique et des mathématiques.
Un raisonnement vrai doit se soumettre à trois principes reconnus traditionnellement comme étant vrais. Une table est une table et non pas une chaise et demeurera table tant qu’elle le sera. C’est le principe d’identité. Chaque chose est une et reste identique à elle-même. Une chose ne peut pas être ce qu’elle n’est pas. Une table ne peut pas être en même temps une chaise. Elle ne peut pas être blanche et noire en même temps. Les choses contraires peuvent coexister ensemble mais ne sont pas les mêmes choses. La table peut être à moitié blanche et à moitié noire. Nous ne pouvons pas être mort et vivant à la fois puisque la mort est le contraire de la vie. C’est le principe de non-contradiction. Une troisième règle de raisonnement est le principe de causalité selon lequel tout effet, toute existence a une cause : la cause est antérieure à l’effet et sans la cause, point d'effet. La vérité d’un raisonnement se fonde donc sur ces trois évidences reconnues comme étant conformes aux principes de la réalité. Elle a toujours son fondement sur la réalité même si la réalité des objets que manipule le raisonnement n’a guère d’importance.
Vérité ontologique : « autant une chose a de l’être, autant elle a de vérité »[3]
Il existe une autre conception de la vérité, dite vérité ontologique, qu’a défendue en particulier Platon. Dans la vision platonicienne, la réalité est réductible à des éléments intellectuels éternels et immuables tels que des idées. Ce sont des éléments séparés du monde concret. Les platoniciens considèrent ainsi un monde intelligible à partir duquel est tiré le monde concret.




Toute vérité dans le créé consiste alors en la conformité avec le monde intelligible. Une chose est vraie si elle est ce qui est véritablement. Ainsi cette notion de vérité ne fait référence à aucun sujet connaissant puisqu'elle est dans les choses considérées en elles-mêmes. La vérité est dans l’être d’où le terme d’ontologique. « Autant une chose a de l’être, autant elle a de vérité ». Nous parlons donc de vérité pour signifier qu’une chose est ce qu’elle est en toute objectivité, c’est-à-dire quand il y a accord entre ce qu’elle doit être d’après sa nature et ce qu’elle est réellement. La table est dite vraie quand elle possède les propriétés de la table que nous savons appartenir à sa nature, c’est-à-dire selon des propriétés reconnues comme étant celles de la table. Nous rapportons donc un objet avec des idées abstraites qui le définissent et qui ne dépendent pas de nous.
Toute vérité a son fondement dans la réalité
Ainsi quand nous parlons de choses vraies, nous employons soit le sens platonicien pour exprimer la réalité de la chose en elle-même en rapport avec des idées abstraites existantes réellement, soit le sens aristotélicien pour désigner que nous la pensons réellement telle qu’elle est. Dans le premier cas, la vérité est hors de tout homme, dans le second, il est dans un jugement et dépend de l’homme connaissant.
Que nous parlons de vérité dans un sens logique ou ontologique, nous faisons toujours référence à la réalité, à un monde extérieur à nous. Dans le premier cas, ancrée dans l’esprit, la vérité a pour fondement la réalité et fait référence à un sujet connaissant ; dans le second, inhérente aux choses réelles, elle est la réalité par laquelle le monde concret est intelligible. Dans les deux cas, la vérité n’a de sens que s’il existe une réalité.
Qu’elle soit logique ou ontologique, la vérité ne peut qu’être une et immuable puisque le rapport entre les objets se fonde toujours sur une réalité qui est une. La conformité est ou n’est pas. Rompre ce lien revient alors à enlever cette unité et cette immuabilité. 

Et c’est parce qu’elle est une et immuable qu’elle est une référence, une norme, une règle. C’est parce qu’elle nous rattache à la réalité qu’elle est un bien à acquérir. Rompre ce lien revient à lui enlever toute valeur, à lui faire perdre tout sens. Or sans ce bien, que vaut notre intelligence ? Que devenons-nous ? Notre vie n’a plus de sens, encore moins de liberté…

Mais des philosophes tendent à rompre tout lien entre la vérité et la réalité
Le kantisme voit par exemple la vérité dans une pensée ou un jugement conforme avec notre perception de la réalité et non avec la réalité elle-même puisque selon cette philosophie, la réalité est inaccessible à l’homme. La vérité est donc le rapport entre deux objets abstraits que conçoit l’homme. La vérité se fonde donc sur l’esprit qui perçoit la réalité et qui en construit une image. Elle est ainsi construite. Elle devient. Elle n’est pas…
Dans l’essentialisme, l’idée d’une perception individuelle de la réalité est encore accentuée. Elle est propre à un individu et plus précisément à son expérience concrète. La vérité est donc propre à chacun d’entre nous. Elle se construit au gré de notre expérience. Dans une pensée encore plus extrême, la vérité finit par se réduire à soi. Est vrai ce que je juge vrai. Ainsi finit-on par penser que le monde n’est finalement que soi-même. « Rien n’existe assurément que moi et mes représentations, toute autre chose étant au moins douteuse. »[4] Tel est le solipsisme. Existe ce qui est vrai …
Pour d’autres philosophies, seule compte la vision de la réalité que forme progressivement la science selon l’idée d’un progrès irrémédiable. La vérité relève alors de la connaissance scientifique de la réalité, certes approximative mais toujours en amélioration. Ainsi est vraie ce qui est considéré vrai scientifiquement, c’est-à-dire en rapport avec une théorie scientifique à une époque donnée en attendant une autre théorie plus vraie, plus performante, plus féconde. La vérité évolue ainsi selon les progrès scientifiques. Fruit de l’effort et de la recherche, elle se construit. Tel est le scientisme et tous ses avatars...
Qu’elles soient vues comme connaissances scientifiques ou empiriques, la vérité apparaît dans ces conceptions comme le fruit de l’effort et de la recherche. Elle se construit progressivement de manière dialectique…
Dans une pensée plus pragmatique, la vérité ne présente un intérêt que si elle est vérifiable, voire utile. Est même vrai ce qui permet d’agir et de manipuler le réel. Ainsi la vérité d’une proposition se mesure selon ses conséquences. 
Proche de l’essentialisme et du pragmatisme, une autre pensée en vient même à ne voir la vérité que dans l’action, que dans une manière de vivre.
Si certains philosophes tentent de définir ce qu’est la vérité ou comment elle se construit, d’autres ont fini par ne plus croire en sa définition, en son existence, en son élaboration. Selon le déflationnisme, la vérité est indéfinissable et n’a aucune valeur.
Finalement, il existe de nombreuses conceptions de la vérité radicalement différentes. Elles la trouvent dans les choses, dans la pensée ou dans le discours, défendent son objectivité ou sa subjectivité, la présentent éternelle et immuable ou ne songent qu’à sa construction et à son évolution. La science moderne ravive ce débat comme nous avons pu le voir dans notre étude sur les interprétations de la physique quantique [5]. Mais quand autrefois, les discussions portaient plutôt sur la notion même de la vérité, aujourd'hui, les regards portent plutôt sur sa construction. Elle n’est plus, elle devient. Nous constatons une même tendance dans les sciences de la nature totalement orientées vers l’évolutionnisme et dans les sciences plus intéressées par le principe d’action que par le principe de l’être.
La réalité n’est donc plus vue en elle-même. Elle semble même être éloignée de toute préoccupation. Elle est délaissée, ignorée, abandonnée. L’important n’est plus de savoir ce qu’elle est mais comment elle est perçue et plus précisément comment elle est construite. Nous ne voulons plus voir les choses comme elles sont mais comme nous les concevons. Ainsi nous arrivons à croire que les choses sont comme nous les pensons, qu’elles sont soumises à notre intelligence et à notre bon-vouloir.
Nous sommes fortement influencés par cette tendance qui nous porte vers l’action, le mouvement, l’agitation et nous éloigne de l’être, du repos, de la contemplation. Nous pensons davantage à construire une réalité qui correspond plus à nos envies, à nos convictions, à nos ambitions qu’à nous soumettre à la réalité. Comment pouvons-nous alors entendre Dieu dans l’agitation, la fuite et l’illusion ? Dieu nous rappellent à la réalité et nous éloignent de nos vanités.





Références
[1] Descartes à Mersenne, lettre du 16 octobre 1639.
[2] Kant, Logique, Introduction, VII.
[3] Saint Albert le Grand, Métaphysique.
[4]Antoine Grosjean, Solipsisme dans Rencontres de Sophie 2010.

[5] Voir Émeraude de février à avril 2014.

jeudi 15 mai 2014

Qu'est ce que la réalité ?

Si la réalité n’existait pas, toute quête de vérité serait vouée à l’échec. La vérité n’aurait aucun sens. La question n’est pourtant pas anodine. De nombreux philosophes et scientifiques se sont disputés et se disputent encore pour définir ce qu’est la réalité. Certains doutent de son existence, voire la nie. Pour ces derniers, elle dépendrait de l’homme comme si sans l’homme, elle ne serait pas. Il n’y aurait donc pas de vérité. Mais le Monde a existé sans lui comme le Monde peut exister sans lui.
D'autres confondent réalité et perception de la réalité ou réduisent la réalité à ce qui est perceptible à nos sens ou accessible à un instrument de mesure. Serait ainsi supposé réel ce que nos sens peuvent recueillir de son environnement. Tout objet que nous ne pouvons pas voir, sentir, entendre ou mesurer, et donc qui échapperait à notre connaissance serait par conséquent irréel. Seul existerait le Monde sensible à l’homme ou à ses outils. Que deviendrait alors la réalité que perçoivent les animaux aux sens plus développés ?

Notre perception de la réalité ne provient pas directement de nos sens mais résulte de notre activité cérébrale. A partir des données que fournissent nos sens, nous réalisons une opération d’abstraction pour se représenter l’objet perçu et l’abstraire de sa matérialité. Ce qui est matériel devient ainsi pensée, idée, notion. La chose saisie intellectuellement devient alors connue. Nous prenons conscience de l’objet au moment où nous le reconnaissons et l’identifions en fonction de la représentation mentale que nous en avons faite. L’existence d’un objet n’a donc de sens pour nous qu’au moment où nous en avons conscience après ce travail d’abstraction. Ainsi, la réalité telle que nous la percevons est le produit de notre conscience. Elle dérive des informations que nos sens ont extraites de la réalité et d’un travail de composition, de division, de comparaison que nous réalisons dans la phase d’abstraction. Cette représentation de la réalité est-elle encore la réalité ? Si elle est effectivement conforme à la réalité, elle est dite vraie.
Nous pouvons aussi connaître un objet sans que nos sens nous le présentent. A chaque instant, nous pouvons concevoir des idées et des choses réelles ou imaginaires, disparues ou à venir. Mais leur conception ne vient pas ex nihilo de notre cerveau. Elle s’élabore à partir de notre mémoire, d’un raisonnement plus ou moins exact, de l’intuition, voire du subconscient. Nous pouvons ainsi imaginer une chose sans pourtant la percevoir. A un moment donné, nos sens nous ont fournis des informations que nous avons su utiliser et réutiliser. C’est pourquoi « il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait été donné dans la sensation ». Une loi physique n’échappe pas à cette règle. Elle est issue d’un principe qui résulte d’une observation. Tout ce que nous percevons de la réalité vient nécessairement de la réalité. L’enjeu est donc de comparer la réalité avec notre perception de la réalité…

Parfois, nous confondons réalité et nature. La réalité est dans certains esprits réduite à de la matière et à ses composants sensibles. Certaines choses peuvent aussi être accessibles à l’homme par des formules et des théories. De nombreuses découvertes ont été faites uniquement par le calcul, par l’intuition ou par un raisonnement déductif. L’hypothèse de l’existence de l’atome a été formulée avant que nous puissions effectivement la constater par l’expérience. La réalité peut donc se dévoiler en dehors de nos sens au moyen de l’intelligence. La réalité englobe et dépasse la nature.
La plupart des animaux la perçoit mieux sans néanmoins mieux la connaître. L’intelligence nous permet en effet d’accéder à une plus grande connaissance de la réalité, à étendre sa perception au-delà de ses capacités physiques, à lui donner du sens.

Pouvons-nous considérer que la réalité est ce que l’intelligence et les sens peuvent saisir ? Elle serait alors à la mesure de l’homme. Mais que sommes-nous dans l’Univers ? L’homme est un être paradoxal. Plus il découvre sa petitesse sur une planète perdue dans l’espace, plus il centre le Monde autour de lui. Plus sa science lui dévoile son ignorance et sa vanité, plus il cherche à dépendre la réalité de lui. Vaine illusion d’un roi déchu ?
Est réel ce qui existe et non ce qui est accessible à l’homme par ses sens ou par son intelligence ou encore par tout instrument aussi perfectionné soit-il. La réalité le dépasse. Seule une partie de la réalité lui est connue. Ainsi sa connaissance de la réalité est-elle naturellement limitée.
La réalité est ce qui est effectivement, véritablement. Elle n’est ni perception, ni abstraction. Elle est ni figure, ni représentation, ni modèle. Le monde qui apparaît sur un écran d’ordinateur n’est pas réel en dépit de l’extraordinaire qualité de l’image et de ses capacités tactiles, en dépit de ses liens de plus en plus étroits avec la réalité, en dépit même de ses performances sans cesse croissantes. C’est un monde parfaitement virtuel derrière lequel se cache la mathématisation d’une perception de la réalité. Ne sont pas non plus réelles les visions du monde qu’élaborent rigoureusement les théories scientifiques. Ces dernières tentent de décrire la réalité non dans sa totalité mais selon un point de vue et des approximations. Elle est une certaine vision de la réalité, généralement construite à partir d’une philosophie ou d’une conviction. L’art est aussi une image de la réalité. Cette image résulte de la sensibilité et des qualités de l’artiste. Parfois, elle n’est que le reflet d’une vie intérieure. Une peinture peut être totalement abstraite et surréelle tout en voulant nous donner une certaine connaissance de la réalité.
Pouvons-nous alors connaître la réalité telle qu’elle est, une réalité qui ne se réduit par à une certaine image inexacte, approximative ? Ce que nous percevons et imaginons comme réel est-il vraiment réel ?
La physique quantique nous montre une certaine interférence dans le monde de l’infiniment petit entre l’objet de notre connaissance et le fait de connaître. Cela doit-il nous surprendre quand nous voyons que l’observation ou la mesure mise en œuvre est un phénomène physique à l’échelle des particules ? Observer ou mesurer à cette dimension revient en effet à réagir avec la réalité.
Un enfant découvre le monde en agissant avec lui. Il apprend rapidement la dangerosité d’une flamme en se brûlant, la nocivité des ronces en se piquant, la suavité du chocolat en le goûtant. C’est en étant au contact de la réalité que ses sens le relient à la réalité. Sans action extérieure, sans stimuli, ses organes sensoriels seraient bien muets et le monde inaccessible. Sans onde sonore et sans milieu pour la transmettre, comment l’oreille peut-elle entendre ? Sans l’ingénieux système auditif, récepteur et amplificateur extraordinaire, comment le bruit serait-il perceptible ? L’oreille peut-il modifier le son ? Peut-elle modifier l’air qui le porte ? La réalité existe avant même que nous sachions qu’elle existe.

Songeons un instant à la spécificité de nos sens. Nous en avons cinq : la vue, l’ouïe, le toucher, l’odeur et le goût. Certains peuvent modifier l’objet connu en le saisissant comme le toucher. D’autres n’ont aucune action sur le monde sensible car la source et le récepteur ne peuvent pas être en contact. L'action est unidirectionnelle. Les organes sensoriels ne font que subir comme l’oreille ou le nez. Les sens sont les seules fenêtres qui nous ouvrent à la connaissance du monde extérieur. Ponts bien fragiles entre notre vie intérieure et extérieure…

Imaginons une scène, en particulier un vase sur une table, très proche du bord. Imaginons aussi que nous sommes dépourvus de tous les sens sauf du toucher. Imaginons enfin que le monde ne nous est accessible que par les mains. Nous tâtons donc le rebord de la table et nous n’y trouvons rien. Nous en déduisons donc qu’il n’y a rien sur la table. Puis en cherchant bien, nous découvrons des objets éparpillés au pied de la table. Nous nous apercevons rapidement qu’il s’agit de morceaux de verres de dimensions disparates. Que pouvons-nous en déduire ? Pouvons-nous supposer qu’il s’agit des débris d’un vase brisé qui peut-être était posé sur la table avant qu’il ne soit cassé ? Pouvons-nous songer que nous l’avons nous-mêmes cassé en l’effleurant ? Cela n’est vrai que si nous savions qu’effectivement, il était posé sur le rebord de la table avant que notre main l’effleure. Mais cette hypothèse est-elle pensable puisque nous ignorons tout et que nous pouvons imaginer d’autres scénarios aussi vraisemblables ?
Point d’oreilles pour entendre le brisement du vase. Point d’œil pour le voir se casser sur le sol. Point de témoins pour nous décrire la scène. Peut-être avons-nous senti un objet en l’effleurant, objet qui soudain s’est évanoui ? Peut-être que forts de notre mémoire, nous savons que nous sommes bien maladroits et que nous avons déjà vécu une telle scène. Ayant déjà connu un vase, sa fragilité et la facilité de le casser au moindre geste brusque, nous pouvons en effet en déduire que ces morceaux ne sont que des débris d’un vase cassé, vase brisé par notre maladresse. Mais pour que notre mémoire nous apporte son aide, faut-il déjà avoir saisi cette connaissance mais seuls, sans regard et sans ouïe, en sommes-nous vraiment capables ?
Avons-nous finalement cassé le vase ? Ou autre suggestion, une autre personne aurait pu commettre la même faute avant que nous découvrions son méfait. Comment le savoir ? Comment connaître la réalité si notre toucher est le seul moyen de la connaître ? Le fait de vouloir connaître l’objet nous a peut-être finalement refusé sa connaissance. Pouvons-nous en conclure que cette réalité est le fruit de notre conscience ? Que la réalité résulte du toucher ? Nous pouvons simplement admettre que le fait de toucher a peut-être modifié un objet déjà existant …
La conclusion la plus évidente est d’avouer notre impuissance à connaître la réalité par le seul toucher et plus précisément de reconnaître les limites d'un sens livré à lui-même. Mais heureusement, nos autres sens nous apportent des informations qui ensemble nous éclairent davantage sur le monde qui nous entoure. Leur complémentarité nous est précieuse.
Nous pourrions aussi conclure que l’intelligence associée à la mémoire nous est aussi indispensable dans la connaissance du monde. A partir des informations que fournissent nos sens, la raison construit mentalement une image des objets qui nous entourent, les reliant entre eux dans l’espace et le temps. Ainsi les dote-t-elle d’une histoire, d’une cause, d’une origine. Elle peut même rectifier ou rejeter des informations trompeuses que peuvent fournir nos sens. Conscients de certains phénomènes d’optique, nous pouvons de nous-mêmes réinterpréter ce que les yeux ont pu percevoir. Mais livrée à elle-même, sans apprentissage et sans instruction, notre intelligence peut nous égarer dans de mauvaises interprétations, probablement à cause d’évidences trompeuses, de préjugés ou de mensonges.

L’homme est par nature un être social. Il vit en famille et en société. Son intelligence se forme dans un milieu propre qui lui assure un progrès dans la voie de la connaissance. C’est aussi par le témoignage et l’éducation que l’homme connaît et se connaît. Retirer l’homme de la société, ignorer sa nature, négliger toutes ses capacités et ses limites... Bref, ignorer la réalité ne peut que nous condamner à l'erreur. Extraire l’homme du monde et le méconnaître, cela revient à bâtir une réalité qui n’existe pas en vérité si ce n’est dans nos pensées. Extraire un objet de son environnement, c'est prendre aussi le risque de construire un monde virtuel. 

Ainsi ce que nous construisons dans nos pensés et ce que nous percevons peuvent être différents de la réalité. Cela ne signifie pas que nous sommes dans l’incapacité de connaître la réalité. La totalité de la réalité ne nous est pas naturellement accessible mais une réalité partielle est connaissable. Notre connaissance naturelle de la réalité – et non la réalité elle-même - est réduite à la mesure de nos capacités physiques, intellectuelles et technologiques.
Mais comment dans notre quête de connaissance, pouvons-nous éviter l’erreur? Par le jugement de personnes compétentes, par l’exercice de l’intelligence et par la réalité elle-même. Livré à lui-même, l’homme raisonnable ne peut que se perdre dans ses pensées. Il se renferme sur lui-même et à la réalité. Ainsi doit-il s’ouvrir à la connaissance et au jugement d’autrui comme il doit demeurer fidèle au monde qu’il l’entoure. Il doit se fier à sa raison sans cependant s’en rendre esclave au point d’être déraisonnable. Le monde virtuel que nous avons tendance à créer disparaît vite au contact de la réalité. S’y soumettre, telle est peut-être le premier pas de la sagesse …